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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322179046

Dépôt légal : octobre 2020

Tous droits réservés

Sommaire

Jacques Cartier

CHAPITRE PREMIER

SAINT-MALO, PATRIE DE JACQUES CARTIER

Existe-t-il en France, ou même dans le monde entier, une ville qui, relativement à sa population, puisse s'enorgueillir d'avoir enfanté autant de célébrités que Saint-Malo? Quelle pépinière, quelle pléiade d'illustrations dans tous les genres! Ses seuls marins fameux, on en pourrait compter cent, non compris les Jacques Cartier, les Porée, les Duguay-Trouin, Mahé de la Bourdonnais, les Surcouf, les de Coisy, et, comme dit leur excellent biographe, M. Ch. Cunat: «Tous donnèrent plus d'une fois sujet aux ennemis de la France de leur appliquer ce mot de Philippe, roi d'Espagne, en parlant de Turenne: Voilà un homme qui m'a fait passer de bien mauvaises nuits.»

Mais à ces beaux noms, consignés au premier rang dans les fastes de notre histoire nationale, ne se borne pas la liste des grands hommes qui ont honoré Saint-Malo par leur bravoure à toute épreuve ou leurs vastes talents. Des philanthropes, comme Jacques Vincent, seigneur de Gournay, Alain Magon de la Gervesais, Pierre de la Haye; des savants, comme Nicolas Trublet, le P. Alain de Large, le physicien Maupertuis, l'érudit Joachim Porée, l'historien Nicolas Frottet, le médecin Broussais; des administrateurs comme Pierre-Louis Boursaint, Féron de la Féronnays; des poètes comme François-Marie Lescaut, Marie-Jeanne Bougourd (l'auteur de la Jeune Mère), Michel de la Morvonnais et l'immortel Chateaubriand; des philosophes comme Offroy de Lamettrie ut Robert de Lamennais, vingt autres enfin, renommés dans les sciences, les arts et les lettres, viennent encore enrichir le catalogue des glorieuses, personnalités auxquelles la cité malouine servit de berceau.

Que rapporter des actions d'éclat dont elle fut le théâtre? qui les pourrait citer toutes? «Cet îlot de Saint-Malo, dit en son noble langage Jules Janin, cet îlot de Saint-Malo, fils de l'Océan, est un véritable navire à l'ancre, bercé par les tempêtes; les arbres ressemblent à des mâts qui attendent la vague lointaine. L'air, le ciel, le nuage, le bruit, la nuit, le jour, tout rappelle, à Saint-Malo, la vue du matelot des lointains rivages.

«Vie de matelot, passion de la mer, amour de l'orage, orgueil de l'écume salée, pêche et bataille, amour, abordage! Honneur à Saint-Malo! Ce vaisseau est assuré par une ancre éternelle qui touche au fond de la mer.»

Comparaison d'aussi haut style que de haute justesse surtout si l'on examine les anciennes Vues de Saint-Malo: le rocher sur lequel s'élève la ville a la forme d'un navire, qu'une chaîne énorme,—le Sillon,—retiendrait à la terre ferme.

Cette ville, si légitimement réputée, et dont tout coeur français a droit d'être fier, ne date guère que du huitième siècle. Fondée par les évêques d'Aleth, avec les décombres mêmes de la cité de ce nom, voisine alors aujourd'hui disparue, elle se composa d'abord d'un monastère, placé à la crête du rocher Saint-Aaron, et protégé par une forte muraille, dans l'enceinte et autour de laquelle s'élevèrent peu à peu des cabanes de pêcheurs. Maintenant encore il est, je crois, facile de reconstruire par la pensée cette enceinte primitive, qui devait être circonscrite par les rues actuelles du Boyer, Sainte-Anne, Saint-Benoît, Danican et une partie de la rue consacrée à la mémoire de ce Porcon de la Babinais, que M. Cunat qualifie si proprement de Regulus malouin.

Quoi qu'il en soit, favorisé par la bonté de son port et son heureuse situation à l'embouchure de la Rance, Saint-Malo, qui avait été baptisé du nom de son premier évêque, crût rapidement en grandeur, en prospérité sous la domination et la juridiction cléricales.

«Grâce, dit son historien, à la modicité du prix exigé par les seigneurs ecclésiastiques pour accorder ce que l'on a appelé depuis congé d'amiral, le commerce maritime prit bientôt de l'extension.» Dès le milieu du treizième siècle, les Malouins allaient en course et méritaient le titre de troupes légères de la mer; en , ils s'associaient à la Ligue anséatique; sous saint Louis, ils prenaient une part active aux Croisades; puis ils se lançaient vaillamment, opiniâtrement dans cette lutte sanglante qui, pendant près de deux cents ans, désola la France et l'Angleterre.

Plusieurs fois assiégée, prise et saccagée durant ces guerres formidables, la ville de Saint-Malo ne développa pas moins sa population, sa richesse, sa puissance. Tandis que le pavillon britannique flottait sur Paris et sur toutes les forteresses normandes, le cardinal-évêque Guillaume de Montfort arma quelques nefs à Saint-Malo, battit et dispersa la flotte anglaise qui bloquait le Mont-Saint-Michel. En récompense de cette victoire, Charles VII rendit, le août , un décret par lequel les vaisseaux malouins seraient exempts pendant trois années de toute imposition dans les ports soumis à la couronne.

Cet édit et les lettres de franchise accordées par le duc François Ier de Bretagne, en et , aux habitants de Saint-Malo furent très-avantageux au commerce. Aussi l'agrandissement de la ville nécessita-t-il bientôt des fortifications nouvelles.

Suivant une tradition, dont l'autorité me paraît suspecte, les Malouins étendaient déjà si loin leurs excursions maritimes que, dès , l'année même de l'arrivée de Colomb dans la mer des Antilles, ils auraient, «de concert avec les Dieppois et les Biscayens,» découvert l'île de Terreneuve et quelques côtes du bas-Canada. A cette époque, cependant, les navigateurs de Saint-Malo s'étaient acquis une notoriété rare, et leur havre passait pour l'un des plus considérables du continent.

Deux ans plus tard, le décembre , naissait

Jacques Cartier, le futur explorateur du Saint-Laurent—le héros de ce récit.

Saint-Malo, dont la population monta (en ) jusqu'à près de , âmes, intra muros, et dont les relations se prolongeaient dans toutes les mers connues; Saint-Malo qui, avant la paix honteuse de , avait, en quatre années, armé navires pour les Antilles, pour la côte de Guinée, pour Terreneuve et le Canada, non compris de nombreuses expéditions pour les Grandes-Indes et la Chine; Saint-Malo, à présent déchu de sa splendeur, et dont, le vaste port, à demi désert, les somptueux bâtiments abandonnés et noircis par le temps, semblent en deuil de la vie absente, de leurs hôtes disparus; Saint-Malo, dont le recensement donne à peine aujourd'hui , habitants, était tout aussi peuplé, mais bien autrement animé, bien autrement affairé au milieu du seizième siècle.

Que, sous le rapport du pittoresque, du l'élégance, la ville de la Renaissance ou du moyen âge eût paru a un poète, supérieure à la ville moderne! Malgré ses quais magnifiques, ses superbes remparts, sa Bourse, son Intendance, ses monumentales constructions rectilignes, de la défunte Compagnie des Indes, sur les rues de Chartres et d'Orléans, ses hautes maisons du temps de Louis XV, son beau chantier de marine, son môle des Noirs, les bassins grandioses qu'on a substitués à son havre de marée, malgré son Casino, ses bains de mer, malgré même son railroad,—celle-ci peut faire regretter celle-là, avec ses grèves abruptes, ses ruelles escarpées, hérissées ça et là d'escaliers branlants; ses places étroites, mais bigarrées de gens de toutes les nations, ses bâtisses multiformes, aux étages surplombant, aux pignons aigus, ornementés, aux vitraux de couleur; et ses nombreuses tours, et ses dômes, et ses clochers, et ses campanilles, et ses pyramides égarées dans les nues, et, en un mot, le mouvement qui, du matin au soir, régnait à l'intérieur comme au dehors des murs.

Qu'est-elle devenue, cette noble cathédrale, commencée par les picoteurs aléthiens vers le huitième siècle? Qu'en subsiste-t-il? Un tronçon, avec un méchant portail, relevé sous Louis XIII ou Louis XIV. Où sont aussi ces trois gigantesques colonnes-phares, surmontées de flèches effilées, qui se dressaient fièrement près de cette basilique? Où l'église des Récollets avec son clocheton ouvré en dentelle? Ou l'hôpital Saint-Thomas et ses gothiques arceaux? Où ce vaste couvent des Bénédictins dont la chapelle, dans le style byzantin, était un chef-d'oeuvre d'architecture? Où encore le joli moutier des religieuses du Calvaire? Où donc enfin le palais épiscopal, qui rivalisait, disait-on, de luxe, de somptuosité avec celui de Rennes?

De tous ces édifices, si remarquables à un titre ou à un autre, il ne reste plus à cette heure que l'église Saint-Sauveur. Encore n'a-t-elle rien conservé des admirables sculptures qui faisaient autrefois son orgueil et y attiraient la foule des visiteurs.

Mais si Saint-Malo a vu tomber en poussière tous ses vieux monuments, il en a été un peu partout de même; et non pour le malheur de l'humanité. Si attrayant que soit le tableau rétrospectif de leurs beautés détruites, il ne doit point nous faire pleurer le passé et calomnier le présent. Notre âge vaut décidément, forcément et NATURELLEMENT mieux que ceux qui l'ont précédé: de même ses successeurs vaudront mieux que lui, car la loi du progrès nous emporte. Les arts produits délicats du sentiment contemplatif et extatique ont cédé le pas aux arts fruits de la civilisation industrielle; l'utile a succédé à l'agréable, l'application pratique à l'application idéale. Le droit du plus grand nombre s'est imposé aux prétentions de la minorité. Saint-Malo y a perdu peut-être; mais combien d'autres y ont gagné!

Soyons juste et véridique, d'ailleurs: Saint-Malo possède encore, valide et menaçant, son fort château féodal, que nous aurons bientôt l'occasion de décrire, et qu'on achevait d'édifier en , au moment où commence notre narration.

A cette époque, vis à vis du château, à quelques pas du pont-levis qui en garde l'entrée et «jouxte l'hospital Saint-Thomas,» dit un document du temps, devant l'hôtel de Chateaubriand, métamorphosé, hélas! aujourd'hui en une auberge, l'Hôtel de France, on voyait une maison de bois entrecroisés et de moellons, d'un seul étage, projeté à au moins deux pieds en avant sur le rez-de-chaussée. Cette maison, vieillotte, ratatinée, péchant quelque peu contre les lois de l'équilibre, mais proprette au dehors comme au dedans, avait trois entrées: l'une, la principale, sur une petite place, ombragée d'arbres, en face du château; les deux autres devant l'hôtel de Chateaubriand. Rien ne la distinguait de la généralité des habitations de Saint-Malo. Comme la plupart, elle était couverte en tuiles rouges, courbes, et ses portes et les volets de ses fenêtres à guillotine étaient bardés de fortes plaques de tôle, assujetties sur les panneaux au moyen de boulons en fer rivés. Seulement, l'une de ses portes de derrière s'ouvrait sur un perron, abrité par un appentis que supportaient deux colonnettes, et auquel montait un escalier en équerre, de quelques marches, muni d'une rampe en pierre pleine. Ce perron servait, pour ainsi dire, de vestibule aux appartements de l'étage supérieur.

C'est dans cette maison qu'était né Jacques Cartier; c'est là qu'il vivait avec sa femme, Catherine Desgranches, fille de Jacques Desgranches, «connétable de la ville et cité de Saint-Malo;» c'est à que nous le trouverons dans la soirée du dimanche avril .

Quoiqu'on soit au printemps, le froid est pénétrant au dehors; il tombe une pluie fine et glaciale.

Soulevons le lourd marteau de bronze, à tête de lion, posé à la porte du rez-de-chaussée, et entrons sans façon dans cette hospitalière demeure, où l'étranger honnête est toujours sûr de trouver franc accueil.

Descendant une marche, nous voici dans une longue et large salle basse: tout y annonce le séjour habituel du marin. C'est qu'en effet, fils de marin, Jacques Cartier est marin lui-même. Si son père fut l'un des riches armateurs de Saint-Malo, Jacques a encore augmenté le patrimoine qu'il lui a laissé. Mais, fidèle aux anciennes coutumes, il ne dédaigne ni le lieu où il poussa son premier vagissement, ni les habitudes de ses aïeux. Dans cette salle enfumée, aux solives noires comme le charbon, dans cette salle dallée, où, en plein midi, le jour filtre parcimonieusement à travers des vitres verdâtres, enchâssées dans des losanges de plomb, vous remarquez des filets, des instruments de pêche, des avirons, des ancres, des armes rangés ça et là ou accrochés à la muraille, ou suspendus au plafond. Une table massive, carrée, luisante, en bois bruni par l'âge et flanquée de deux bancs solides à défier la pesanteur d'un Gargantua, occupe tout le milieu de la pièce et réfléchit les capricieuses clartés réverbérées par une large et profonde cheminée, dans laquelle, sur un âtre plus élevé que le sol de la pièce, flamboient, en pétillant avec bruit, deux troncs de châtaignier, couchés horizontalement l'un contre l'autre. De là, ces rayons fantastiques vont se réfléchir sur une immense vaisselière, chargée de bassines en cuivre et de faïences coloriées qui renvoient la lumière jusqu'au fond de la salle où l'on distingue un lit monumental. Ce lit ressemble à une armoire sans battants; ses épaisses cloisons sont couvertes de sculptures, aux arêtes desquelles se joue la lumière, qui vient mourir enfin par l'ouverture de l'alcôve, en jetant un dernier reflet sur un grand Christ d'ivoire, fixé au fond et dont l'aspect, dans cette pénombre flottante, impose à l'esprit de hautes et graves pensées.

La pièce sert à la fois de cuisine, salle à manger, de travail, de réception et de chambre à coucher. On y sent circuler cet air patriarcal si rare aujourd'hui et qu'il fait si bon respirer.

En épousant Catherine Desgranches, en , Jacques Cartier avait fait meubler, à l'étage supérieur, un dans un goût plus moderne et plus en harmonie avec sa fortune. Il l'avait même habité du vivant de ses père et mère; mais, après le décès de ceux-ci, il était revenu s'installer dans la salle où avaient vécu et étaient morts ses ancêtres. Il espérait bien, lui aussi, y rendre l'âme à son créateur, si la mer, sa perfide maîtresse, lui en laissait le choix.

Huit heures venaient de sonner au beffroi du château.

Cartier, sa famille et quelques hôtes étaient groupés près du feu.

Assis dans une chaire en jonc, dans le coin de droite, sous le manteau de la cheminée, notre marin causait avec un brillant seigneur placé près de lui, sur un siège aussi primitif.

Ce seigneur était Charles de Mouy, sieur de la Meilleraye, vice-amiral de France.

Vis avis de Cartier, dans l'autre angle de la cheminée, on remarquait sa femme, Catherine Desgranches, qui achevait de tricoter un long bas de laine, mais dont les yeux rougis, les paupières gonflées par les larmes, annonçaient que, si ses doigts besognaient agilement, son imagination était absorbée par des réflexions bien étrangères à son modeste travail.

Près d'elle se tenaient Antoine Desgranches, son frère; Marc Jalobert, son beau-frère, et Me Julien Lesieu, notaire royal de la cour de Rennes. Derrière eux, la nourrice de dame Catherine, la mère Manon, filait à la quenouille, en marmottant des patenôtres; le timonier de Jacques Cartier, Jean Morbihan, raccommodait une paire de bottes de pêche; un domestique, Charles Guyot, faisait des filets; puis un gourmette , le jeune Lucas, dit Saute-en-l'Air, fourbissait, en baillant, le poignard de son maître. Enfin, à un bout de la pièce, devant une petite lampe, aux lueurs fuligineuses, s'agitait une servante, en train de ranger de la vaisselle sur une étagère.

On dit mousse aujourd'hui: mais cette dénomination, qui semble venir du hollandais, ne fut pas adoptée chez nous avant le milieu du dix-septième siècle.

Tous ces personnages, avec leurs physionomies et leurs costumes si caractéristiques, tous ces objets, diversement frappés par des jets vagabonds de lumière et d'ombre, enraient un spectacle saisissant, que dominait la belle et mâle figure de Jacques Cartier, ressortant comme dans une auréole aux rayonnements du foyer.

Il touchait à sa quarantième année. C'était un homme dans toute la force de la maturité, d'une stature moyenne et bien prise, nerveuse, vigoureusement constituée. Son visage était expressif, très-accentué, et la teinte brune que le haie de la mer y avait empreinte ajoutait encore à l'énergie de ses traits secs, même anguleux. Il avait le regard profond, un peu dur, les sourcils rapprochés, les joues maigres, presque creuses; le nez long, recourbé comme le bec d'un oiseau de proie, la lèvre inférieure légèrement proéminente ainsi que le menton. Il portait toute sa barbe, roussâtre et clair-semée. Le haut de sa tête, couronné par un front spacieux, sillonné de quelques rides, annonçait la promptitude, la vigueur des résolutions, l'opiniâtreté, l'ambition. Pleine de bonté, la partie inférieure ne manquait pas d'une certaine sensualité rabelaisienne; mais l'ensemble disait hautement la hardiesse des conceptions jointe à une fermeté d'exécution inébranlable.

Pour vêtement, il avait un feutre noir, à bords étroits et relevés à la mode du temps; un pourpoint de drap marron, serré à la taille par une ceinture de cuir, des braies de même étoffe, également galonnées, et des bottes molles, à retroussis. De son pourpoint entr'ouvert, s'échappait, en bouillonnant autour du cou, une fraise de fine dentelle, et sur sa poitrine pendait une petite arbalète d'argent, insigne de son grade de pilote hauturier.

—Oui, messire, par ma Catherine, si le vent vire cette nuit, nous appareillerons dès demain matin, disait Jacques en s'adressant à Charles de Mouy.

—Et il virera le vent, j'en suis sûr, moi; da oui; je sens ça à mes rhumatismes, marmotta le vieux Jean Morbihan.

—Tout est donc prêt? demanda le vice-amiral.

—Tout, messire, tout! Ah! j'attends depuis assez longtemps cette occasion d'élever mon pays au rang qu'il mérite dans l'histoire des découvertes modernes, répondit Jacques avec un enthousiasme qui fit soupirer sa femme. Oh! continua-t-il, en portant la main à son front, j'ai lutté, lutté depuis quinze ans! Il m'a fallu essuyer bien des déboires, bien des rebuffades. Enfin, grâce en soit rendue à votre généreuse initiative, messire, grâce aussi à la bonté de monseigneur Philippe Chabot, grand amiral de France, je possède aujourd'hui les lettres patentes qui m'autorisent à «voyager et aller aux Terres-Neuves, passer le détroit de la baie des Châteaux, avec deux navires équipés de soixante compagnons pour l'an présent.»

—Et par Neptune, je n'en suis pas fâché, maître Jacques! Notre seigneur le roi de France ne pouvait confier plus belle et plus noble mission à plus brave capitaine, s'écria Charles de Mouy en frappant sur la garde de son épée. Quand nous lui parlâmes du projet, il hocha d'abord la tête d'un air incrédule, car l'insuccès du Florentin Verazzani l'avait dégoûté de nouvelles expéditions dans les mers inconnues. Mais ayant aperçu je ne sais quel courtisan espagnol qui souriait ironiquement: «Foi de gentilhomme, reprit-il changeant soudain d'avis, vous avez raison. Chabot et de Mouy; nous aussi irons faire des conquêtes ès Terres-Neuves. Je voudrais bien connaître l'article du testament d'Adam qui lègue en entier l'héritage du Nouveau-Monde à mes cousins de Madrid et de Lisbonne.»

—Royalement parlé! fit Jacques en souriant.

—Min Gieu, ça n'est pas mal en tout pour un Français, murmura Jean Morbihan, vieux Breton qui non-seulement ne pardonnait point à la reine Claude d'avoir, en , consenti la cession définitive de la Bretagne à la France, mais ne croyait même pas à cette cession, et nourrissait contre les Français un sentiment de haine d'autant plus vif qu'il était moins raisonné.

—Oui, reprit le vice-amiral, et tout de suite François Ier mit deux navires à votre, disposition, maître Jacques, plus soixante hommes...

—Ah! dit Cartier, ce sont ces hommes qui ont été le plus difficile à rassembler. Vous ne sauriez croire, messire, combien de jalousies a suscitées autour de moi la faveur royale. Les marchands de cette ville se sont ligués, contre l'entreprise. Non contents de la décrier, ils ont tout fait pour débaucher les gens que j'engageais, les cachant ou les faisant cacher dans l'espérance que je renoncerais à mon dessein. Y renoncer! à ce dessein, le rêve de toute ma vie! les insensés! Néanmoins, sans l'ordonnance que j'ai obtenue de la cour de Saint-Malo, défendant aux bourgeois et négociants de recéler mes mariniers et compagnons de mer, et sortir leurs navires du port jusqu'à ce que mes équipages fussent complets, à peine de cinq cents écus d'amende; sans cette ordonnance qui fut rendue et proclamée le dix-neuvième jour de l'année dernière, je doute que j'aurais pu réunir le monde nécessaire à l'expédition. Mais laissons là les doléances, et permettez-moi, messire, de vous remercier d'être venu pour assister à notre embarquement.

—Par Neptune! je n'aurais eu garde d'y manquer. Et vous croyez, maître, qu'il aura lieu demain?

—Je le souhaite, dit Cartier, mais il faut que la brise change, et passe au sud-ouest, le vent favorable pour sortir du golfe. Dans tous les cas mes mesures sont prises, mes gens enfermés à bord, et j'ai reçu la sainte communion aujourd'hui. Je pourrais mettre à la voile cette nuit même...

Comme il prononçait ces paroles, dame Catherine, ne pouvant se contenir davantage, éclata en sanglots.

—Non, non, tranquillise-toi, ma bonne femme s'écria Jacques; non, je ne partirai pas cette nuit...

—Si ce n'est pas cette nuit, ce sera demain, ait-elle d'une voix profondément altérée.

—D'ailleurs, continua Cartier, refoulant ses propres émotions et pour donner un nouveau tour à l'entretien, cette soirée nous la devons à la gaieté. On célèbre ici les fiançailles de ma pupille Constance Dubreuil avec mon neveu Étienne Noël; et j'ose espérer, messire, acheva-t-il, en s'inclinant devant Charles de Mouy, que vous daignerez signer le contrat.

—Avec plaisir, avec plaisir, dit le vice-amiral; mais où donc sont les futurs?

—Ce matin, la jeune fille est allée chez une amie, au pardon de Paramé. Quant à notre gars, comme il s'embarque avec moi, il a dû s'approcher aujourd'hui des sacrements. Et, après dîner, on l'a envoyé chercher sa prétendue. Ils ne tarderont pas à arriver... On frappe. Ce sont eux sans doute, ou messire le recteur qui doit bénir la cérémonie. Gourmette, va ouvrir.

Saute-en-l'Air avait déjà obéi.

Un robuste jeune homme, haletant, à la mine effarée, parut dans la salle.

—Constance est-elle rentrée? demanda-t-il d'un ton agité.

—Rentrée! Mais non, répondit dame Catherine, se levant avec inquiétude.

—Ah! mon Dieu! alors que lui est-il arrivé? On ne l'a pas vue de toute la journée à Paramé, repartit le nouveau venu, avec un accent de douleur indicible.

CHAPITRE II

LE DÉPART

—Que dis-tu là, Étienne? s'écria Jacques Cartier, en se levant; quoi! on n'a pas vu Constance à Paramé?

—Non, mon oncle, pas de la journée! répondit le jeune homme, les larmes aux yeux.

—Sainte Vierge! quel nouveau malheur encore! s'exclama la maîtresse de la maison, en joignant les mains.

—Min Gieu, ça n'est pas possible! ça n'est pas possible! grommelait Jean Morbihan d'un air consterné.

La vieille nourrice, étant sourde, regardait cette scène avec une sorte d'hébétement, et cherchait à en deviner la signification. Le mousse riait malicieusement sous cape, en prenant grand soin de n'être pas remarqué. L'étonnement se peignait sur les traits du reste de la compagnie.

—Voyons, reprit Cartier, s'adressant à son neveu, ne pleure pas comme un enfant. Constance n'est point perdue; On la retrouvera. Tu es allé chez les dames Moreau?

—Mais oui, mon oncle.

—Et on t'a dit?

—On m'a dit que Constance n'était pas venue au pardon, comme elle l'avait promis.

—Oh! fit la femme du pilote, je ne sais quel pressentiment...

—Bon, bon, Catherine, ne sois pas ainsi affolée, interrompit maître Jacques. Constance n'a pu s'égarer. Il y a tout au plus une lieue d'ici à Paramé. Elle a fait cent fois le chemin...

—Mais les routes sont bien peu sûres, en ces temps! observa dame Catherine.

—Si le village où elle devait se rendre est près d'ici! intervint Charles de Mouy, avec un geste rassurant.

—Sans doute, sans doute, dit Cartier. La jeune fille aura changé d'idée et sera allée visiter d'autres amis, dans quelque paroisse voisine. C'est une intrépide marcheuse... un caractère et un corps de fer.

—Depuis quelques jours, elle paraissait soucieuse, remarqua tristement Catherine.

—Le fait est, murmura Jean Morbihan, que, depuis une huitaine, la jeune demoiselle était brumeuse comme une matinée de mars, dans l'île où elle est née, da oui!

—Que dis-tu là? lui cria Cartier.

—Oh! rien, rien en tout, répondit le vieux marin, reprenant de plus belle ardeur le rapiécetage de sa botte.

De temps à autre, Lucas glissait un regard sournois sur les assistants.

—Je vous demande bien pardon, messire, dit maître Jacques à Charles de Mouy...

—Je vous comprends. Vous allez vous mettre à la recherche de votre pupille. Avez-vous besoin de mes services? Je laisserai mes gens à votre disposition.

—Merci pour cette offre bienveillante, répondit Cartier; elle ajoute encore à ma dette de reconnaissance envers Votre Seigneurie. Mais mon monde suffira, j'espère. Du reste, il n'y a pas encore lieu de se tourmenter. Le couvre-feu n'est pas sonné. Constance peut rentrer par la poterne du château. Le sergent de garde la connaît, il ne manquerait pas de lui ouvrir si elle se présentait au guichet.

—Je suis tout marri de ce qui vous advient, repartit le vice-amiral, et je souhaite sincèrement, maître Jacques, que votre anxiété ne se prolonge pas davantage. Mais, puisque mes services ne vous sont d'aucune utilité, je vais me retirer... et demain, si vous avez besoin de quelque chose, comptez sur moi.

Après ces mots, il se leva, s'approcha de la femme du pilote, prit courtoisement congé d'elle et sortit de la salle pour rentrer au château, où il avait pris ses quartiers.

—Min Gieu! je me charge de la retrouver, notre demoiselle, s'écria le vieux Jean Morbihan, chaussant vivement ses bottes, dès que le vice-amiral fut parti.

—Où vas-tu? où veux-tu aller? s'enquit Cartier, qui réfléchissait.

Jean Morbihan se gratta le front d'un air indécis.

—Une idée, mon oncle! s'écria Étienne Noël.

—Voyons ton idée.

—Si Constance avait été chez nos parents de Saint-Hydeue.

—Non, non, dit dame Catherine. Elle n'est pas à Saint-Hydeue; ou elle aurait passé à Paramé et s'y serait arrêtée pour ouïr la sainte messe.

—A quelle heure a-t-elle quitté la maison? interrogea maître Jacques.

—Ce matin, à six heures.

—Mais que vous a-t-elle dit, ma tante? reprit vivement Étienne.

—Elle m'a dit qu'elle irait tout droit à Paramé, où elle était invitée et où elle assisterait à l'office divin avec les dames Moreau. Oh! combien je me repens de l'avoir laissée partir! Un pressentiment...

—Allons, femme, laisse là tes pressentiments! dit Cartier, avec une teinte d'humeur.

—Et que vous avez tort, maître! Da oui, c'est moi qui vous l'assure, riposta Jean Morbihan; les pressentiments...

—Tais-toi! signifia le pilote sévèrement. Ce n'est pas le temps de parler, mais d'agir. Holà! gourmette!

—Me voici! me voici! dit, en se frottant les yeux, Lucas, qui feignait de dormir étendu sur un banc.

—Toi, tu vas courir au presbytère de Roteneuf. C'est là que Constance a fait sa première communion; peut-être est-elle allée voir le bon recteur.

—Ça, mon gars, mets tes jambes à ton cou! ajouta le timonier, en appuyant ce conseil d'une vigoureuse claque sur la partie la plus charnue du corps de Lucas qui, par un bond prodigieux, prouva aussitôt qu'il n'avait pas usurpé son sobriquet de Saute-en-l'Air.

—Toi, Jean, mon vieux camarade, tu vas gouverner sur Saint-Hydeue, avec Étienne et Antoine, qui prendront de nouvelles informations à Paramé, et moi, je visiterai Saint-Servan, avec Charles tandis que mon beau-frère fera avec ma femme des recherches dans la ville.

—Volontiers, répondit Marc Jalobert d'un ton bourru.

—Et moi! me comptez-vous pour rien? si vous le souffrez, je vous accompagnerai à Saint-Servan, maître Jacques? insinua le notaire.

—Soit! consentit Cartier.

Et, s'approchant de la vieille nourrice, de plus en plus intriguée par ces mouvements et ces discours, dont elle commençait à soupçonner le sens, quoiqu'elle ne les comprît point parfaitement, il lui dit d'un ton bas qu'elle entendait assez bien, malgré sa grande surdité:

—Ce n'est rien, bonne Manon; ce n'est rien; nous allons sortir, n'ayez inquiétude. Bientôt nous serons de . Veillez, en nous attendant; et, si Constance rentre, qu'elle n'aille pas se coucher avant que je lui aie parlé.

—Et tiens du bouillon chaud, nourrice; car la pauvre Constance sera sans doute à demi morte de froid et de faim! ajouta du même ton dame Catherine.

—Oui, oui, répondit la vieille, par un mouvement des lèvres plutôt qu'avec la voix.

—Comment! tu es encore là, méchant morveux! tonna Jean, en administrant une nouvelle gourmade au mousse qui semblait fort occupé à mettre ses souliers, et prêtait néanmoins une oreille curieuse à ce qui se disait autour de lui.

Lucas détala avec l'agilité d'un écolier surpris en faute par son magister.

—Oh! pour l'amour de Dieu, ne battez donc pas ainsi ce pauvre enfant! s'interposa dame Catherine.

—Bah! il en verra bien d'autres à la mer, et c'est pour l'y accoutumer, tout doucement, ce que j'en fais là, voyez-vous, patronne, dit le père Jean en haussant les épaules.

Puis, se tournant vers Étienne Noël, dont le visage et la contenance portaient les traces d'une douleur amère:

—Min Gieu, mon gars, faut pas te dévaler comme ça! notre demoiselle n'est pas loin, c'est moi qui te le dis. On la retrouvera; sois tranquille. Le père Jean aimerait mieux ne pas s'embarquer demain que de lever l'ancre avant qu'on sache ce qu'elle est devenue. Tu oublies donc que c'est nous qui l'avons élevée, la vieille et moi; que je suis son premier nourricier... Mais en route!

Tout le monde quitta la maison, hormis Manon et la servante.

La pluie avait cessé; et le vent tournait au sud-ouest.

De grandes éclaircies bleues crevaient les nuages serrés comme les mailles d'un réseau à la voûte céleste. Ainsi que des diamants, les étoiles brillaient sous ce dais magnifique que la lune éclairait largement, par intervalles, de sa blanche et paisible lumière.

Le couvre-feu sonnait au moment où la famille Cartier se mit en quête de Constance. Les portes de la ville venaient d'être fermées. Mais, en sa qualité de gendre du connétable, maître Jacques put se les faire ouvrir à lui et aux siens. Tandis que Jean Morbihan, Antoine Desgranches et Étienne Noël partaient dans la direction qu'il leur avait indiquée, le pilote fouillait, avec son serviteur et Me Lesieu, Saint-Servan, qui était alors une dépendance, un faubourg de Saint-Malo, dont il ne se sépara, pour avoir une existence municipale propre, qu'en .

Mais toutes les investigations furent sans résultat. Personne de leurs connaissances n'avait vu Constance, ce dimanche-là. Vers minuit, Cartier rentra chez lui en se berçant de l'espoir que sa femme ou ses autres émissaires auraient été plus heureux, si même la jeune fille n'était pas revenue au logis.

Il n'en fut rien.

Vainement dame Catherine et Marc Jalobert s'étaient livrés à de minutieuses perquisitions dans la ville et dans le port. Constance n'avait pas été aperçue de la journée. Interrogé s'il l'avait vue sortir dans la matinée, le sergent de garde à la porte du château ne se le rappelait pas. Et cependant il connaissait bien demoiselle Constance!

La désolation de dame Catherine ne saurait se peindre; un chagrin profond envahissait le coeur de maître Jacques; instruite par la servante de ce qui se passait, la vieille nourrice sanglotait à fendre l'âme. C'est que si Constance n'était pas née des époux Cartier, elle était leur fille d'adoption depuis son bas-âge; et, n'ayant pas d'enfants, ils l'avaient élevée avec la tendresse d'un père et d'une mère; ils la chérissaient comme telle; disons plus: ils l'idolâtraient.

Silencieuse, mélancolique, entrecoupée seulement de gros soupirs, fut alors la veillée, dans cette salle immense, devant le brasier agonisant.

Assis à leur place respective, Jacques et sa femme craignaient de parler. A peine osaient-ils se regarder. Le coeur gonflé, les yeux secs, mais brûlants, l'oreille aux aguets, l'un et l'autre épiaient les bruits du dehors, pendant que la nourrice psalmodiait lentement les Litanies des Saints.

Tout à coup, Catherine se leva, et vint se jeter convulsivement dans les bras de son mari, qui avait aussi quitté son siège pour la recevoir. Pendant quelques minutes, ils mêlèrent leurs larmes et leurs lamentations.

—Ah! ne partez pas! au nom de Dieu! Jacques, ne partez pas demain! criait la jeune femme.

—Je te promets, répondit Cartier, que je ne m'éloignerai pas d'ici avant d'avoir des nouvelles de Constance.

—Vous me le jurez, n'est-ce pas? reprit Catherine se pendant à son cou.

Le pilote l'entoura de ses bras, la pressa contre sa poitrine et repartit avec tendresse:

—Oui, ma bonne femme, je te le jure.

—C'est, dit Catherine, que ce voyage m'effraie... un je ne sais quoi...

—Je t'en prie, ne parlons plus de ces craintes vagues qui paralysent mon énergie...

—Ah! si vous saviez, Jacques!

—Je sais que tu es la meilleure, la plus dévouée des épouses. Mais ton esprit timide est trop prêt à accepter pour des réalités les fantômes d'une imagination un peu superstitieuse. Voyons, raisonnons. N'ai-je pas fait dix fois la traversée de Saint-Malo à Terreneuve? m'est-il jamais arrivé un accident? Qu'appréhendes-tu donc? N'es-tu pas la femme d'un marin, la fille d'un brave soldat? Vrai Dieu! je te croyais plus courageuse, plus soucieuse de ma gloire!... car c'est vers le temple de la gloire que je naviguerai, cette fois. Le simple pilote Jacques Cartier deviendra célèbre dans le monde entier. Et, ajouta-t-il, en souriant de cette bouffée d'orgueil qui lui montait à la tête, le roi de France, pour récompenser mes services, anoblira le nom que tu portes, oui, je le déclare, je le prédis, je le prophétise, par ma Catherine, ma bonne Catherine! puisque j'ai pris l'habitude de t'invoquer dans toutes mes paroles, comme dans tous mes actes! acheva le pilote en baisant sa femme au front.

A cet instant, l'ombre d'un corps parut s'établir devant la fenêtre, à travers laquelle la lune déchirait ses rayons, qui venaient former, sur les dalles de la salle, un vaste treillis d'ébène à fond d'argent.

La vue de cette ombre attira aussitôt l'attention de Jacques Cartier, alors debout vis à vis de la fenêtre.

—Qui diantre peut être là à nous espionner? dit-il, se dégageant doucement de l'étreinte de Catherine.

Ensuite, il s'élança vers la porte et l'ouvrit brusquement.

Mais si rapide qu'eût été son mouvement, il trouva déserte la petite place sur laquelle donnait sa maison.

Cartier rentra rêveur dans la salle.

—Si je ne savais ce démon de gourmette loin d'ici, je serais disposé à penser que c'était lui, disait-il entre ses dents.

—Oh! fi! c'est vilain; vous aussi, Jacques, vous êtes prévenu contre le pauvre garçon; tout le monde lui en veut! fit dame Catherine d'un ton d'affectueux reproche.

—C'est, reprit le pilote, que sa conduite est singulièrement suspecte; depuis ces derniers jours surtout... Enfin!... Ah! qu'il me tarde d'avoir des nouvelles... où peut être cette petite fille?... Quelle heure est-il?

—Trois heures, mon ami; vous devriez vous reposer!

—Me reposer! me reposer! s'écria Cartier, frappant du pied et se mettant à arpenter la pièce. Oh! je n'y tiens pas. Le sang me bout dans les veines... Si j'allais visiter nos nefs! Qui dit que, d'aventure, l'un de mes mariniers ne l'aura pas aperçue? La plupart la connaissent.

—Nous n'y avions pas songé, Jacques!

—Oui; j'y cours.

Ce disant, le capitaine quitta de nouveau son habitation et se rendit dans le port, où il prit une embarcation qui le conduisit à bord de deux navires d'un faible tonnage, mouillés côte à côte, à l'embouchure de la Rance.

Ces bâtiments étaient ceux dont, en vertu d'une royale autorisation, Cartier devait disposer pour aller tenter des découvertes «ès terres-neuves.»

Le pilote questionna ses «mariniers,» mais ceux-ci ne savaient rien. Depuis un mois, du reste, le plus grand nombre demeurait jour et nuit enfermé dans les vaisseaux, telle était la crainte qu'ils ne désertassent. Et la veille, comme l'on attendait, à chaque moment, le signal du départ, tous ayant entendu la messe, communié dans les entreponts, pas un n'avait mis pied à terre.

Quand Jacques, fatigué de cette longue nuit d'agitation, quitta les navires, un homme de garde au bossoir lui demanda respectueusement:

—Pensez-vous, maître, que nous mettrons à la voile aujourd'hui?

—Je ne sais, répondit évasivement Cartier.

—Le vent est bon, cependant, repartit le factionnaire.

—Bon ou mauvais, que m'importe! fit Cartier, d'un ton qui contrastait étrangement avec sa fermeté habituelle.

Et il reprit le chemin de son domicile, dans un état voisin de l'abattement.

Le jour commençait à poindre.

Jacques Cartier rentra doucement dans la salle basse. Épuisée par les émotions, dame Catherine dormait, près du foyer éteint, la tête appuyée contre Manon qui égrenait son chapelet. Sans troubler son sommeil, le pilote ressortit, et, s'autorisant du nom du vice-amiral, s'introduisit au château, où il monta dans le donjon.

Parvenu au sommet, ses regards se portèrent avidement sur la route de Paramé.

O bonheur là une petite distance des remparts de la ville, s'avançait un groupe de quatre personnes, que l'oeil exercé du marin n'eut pas de peine à reconnaître.

C'était Constance, marchant entre Étienne Noël, Jean Morbihan et Antoine Desgranches.

Jacques redescendit bien vite et annonça à sa femme cette bonne nouvelle.

En l'apprenant, Catherine faillit s'évanouir. Mais si un excès de joie fait mal, ce mal est de courte durée. On en guérit aisément. Aussitôt remise, dame Catherine, sans attendre son époux, partit comme une flèche à la rencontre de la jeune fille.

Je renonce à décrire les félicités de cette réunion. La vivacité des premiers épanchements apaisée, on passa aux explications. Constance avait, disait-elle, été enlevée par une troupe de gens qui rôdaient près de Saint-Malo, et qui l'avaient conduite dans une maison abandonnée, à la pointe de Roche-Bonne. Elle était restée toute la journée du dimanche et une partie de la nuit dans cette masure, d'où l'avaient tirée, vers le matin, Étienne Noël, Antoine Desgranches et Jean Morbihan, D'ailleurs, on ne l'avait aucunement maltraitée et les vivres ne lui avaient pas manqué. Cette déclaration était quelque peu ambiguë. Le ton même dont elle fut faite manquait de sincérité. Mais on était si content de se revoir que personne ne s'avisa de la contester. Quant à Noël, Desgranches et Morbihan, ils avaient sans difficulté trouvé la trace de Constance. Témoin de l'enlèvement, un berger de Paramé l'avait raconté le soir, en ramenant son troupeau au village, de sorte qu'y arrivant une heure ou deux après lui, Étienne et Jean en furent informés. Mais le berger ignorait l'endroit où les ravisseurs avaient traîné leur proie. Nos quêteurs battirent donc la campagne tout le reste de la nuit. Le hasard ou l'instinct amoureux d'Étienne guida leurs pas vers le vieux bâtiment qui servait de prison à la jeune fille. La porte était à peine fermée par un verrou extérieur, le verrou fut tiré et Constance délivrée.

Elle était accablée de lassitude; dame Catherine la mit au lit, après lui avoir fait prendre un consommé.