Quelle féconde méditation nous propose la vue des liens d’étroite parenté qu’il y a entre l’œuvre d’un Tintoret et l’œuvre d’un Greco! Tintoret engendra Greco; certaines de leurs toiles peuvent indifféremment être attribuées à l’un ou l’autre. Mais regardons mieux: chacun d’eux a son âme, ou plutôt chacun d’eux travaille pour une civilisation déterminée.
(Disons-le en passant, il avait bien du bon sens, Béranger, quand Chateaubriand lui disait, en 1845: «Les Bonapartes reviennent. Vous l’aurez voulu, monsieur de Béranger» et qu’il répondait: «Moi, bon Dieu! Je n’ai rien voulu. J’ai fait des chansons pour être chanté en France. C’est donc la France qui les voulait.» C’est possible que Greco n’ait pas très bien compris ce qu’il voulait, mais c’est un fait qu’à mesure qu’il peignait pour les Tolédans il a transformé Tintoret.)
Prenons conscience des transformations que la dévotion espagnole fait subir au tableau de sainteté italien. Chez Greco, il y a un sentiment dévot, une puissance chrétienne que Tintoret ne possède en aucune manière. A la Scuola San Rocco, tout est dramatique, émouvant au possible, nullement religieux. Voyez à Dresde, un des plus nobles tableaux qui existent, une des beautés du monde, les Femmes jouant de la musique (du Tintoret). C’est une merveille païenne, le type de ces Concerts que nous connaissons à Paris par le sublime Giorgone, la plus complète représentation du nu. Qu’est-ce que l’Espagne quasi musulmane pourra bien en faire? Elle va reculer d’horreur? Que non! d’un paganisme éblouissant elle tire avec aisance un christianisme ascétique.
Nous avons tenu à donner parmi les illustrations de ce volume une sainte Madeleine, pour qu’on la compare aux Madeleine italiennes, et surtout ce tableau bizarre où l’on croyait jadis reconnaître une Vision de l’Apocalypse, un Saint Jean à Pathmos et que l’on appelle encore l’Amour profane.
Exactement, à notre avis, il faut y voir une forme espagnole du jugement de Paris. C’est l’âme fidèle qui voit les tentations lui apparaître... Ne me dites pas que le dix-neuvième siècle français de Musset et le dix-huitième siècle de Laclos ont, tout de même, donné un plus rare aspect aux problèmes de l’amour. Là n’est pas la question. Ce qui m’émerveille, c’est que les formes païennes épanouies de Venise aient pu tout aisément fournir une expression à la terrible et resserrée Tolède...
Greco, toute sa vie, emploie les moyens d’art que Tintoret lui a mis en main. Quelle leçon pour les pauvres artistes, ignorants et infatués, qui croient qu’à négliger la tradition, à se soustraire à l’enseignement des maîtres, ils assurent mieux leur personnalité !
Autant qu’on en peut juger, cette machine se composait d’une roue sur laquelle étaient fixés des seaux, qui puisaient l’eau dans le fleuve et la versaient dans des canaux en bois. On voit ces canaux sur la toile, mais on ne distingue pas quel mécanisme pouvait élever l’eau jusqu’à Tolède. Il ne reste aujourd’ hui de l’Artificio de Juanelo aucune autre image que cette roue brillante, argentée sur les bords, qui tant de fois intrigua les admirateurs du Saint Martin. Mais l’on prétend que les ruines qui émergent du Tage, tout près du pont d’Alcantara, seraient les assises mêmes de la machine.
Depuis que ces pages ont été écrites, D. Francisco de Borja de San Roman y Fernandez a recueilli des documents très intéressants dans les archives de Tolède. Son ouvrage, El Greco en Toledo, ó nuevas investigationes acerca de la vida y obras de Dominico Theotocópuli (Madrid, V. Suárez, 1910), complète le travail de D. Manuel Cossio en modifiant sur quelques points ce que nous pouvions savoir ou deviner de la vie de Greco. Mais s’il est indispensable à des érudits qui veulent connaître le dernier état des problèmes que soulèvent la vie et l’œuvre du Greco, il ne change rien à nos souvenirs de Tolède et à des pages de sentiment. Le lecteur français peut ouvrir la Revue de l’art ancien et moderne (Juin 1911) où M. Émile Bertaux a entrepris de commenter les trouvailles de D. Francisco de Borja.
Pour nous, des diverses pièces mises à jour par l’heureux et savant chercheur espagnol (un inventaire des biens et tableaux du Greco, écrit par son fils Jorge Manuel, et surtout un pouvoir de tester donné par le peintre à ce même fils), nous avons à retenir que Greco vivait avec une certaine Doua Geronima de las Cubas, bien probablement sans l’avoir épousée, et qu’il en eut un fils, en 1578. Ce libre fils de l’amour, ce Jorge, c’est lui qui figure dans l’Enterrement du comte d’Orgaz. Eut-il une sœur? Nous devons désormais en douter. Et la charmante dame à l’hermine que nous appelions la fille du Greco, je crois que c’est la mère de Jorge Manuel, la compagne du Greco. Non conjux, sed concubina, comme disait jadis un des membres les plus savants de l’Institut à l’un de ses confrères qui lui demandait de lui faire l’honneur de le présenter à sa femme. Ah! Dona Geronima de las Cubas! qui l’eût cru! une personne au visage si pur! Je m’explique ces traits amers sous lesquels vieillie, fatiguée, elle réapparaît dans un portrait du petit musée créé à Tolède par le marquis de la Vega Inclan...
Janvier 1912.
C’est une chose caractéristique: pour retrouver vivantes les couleurs des salles espagnoles du Prado, il suffit de regarder depuis les portiques de la place d’armes, au-dessus des jardins royaux, la vallée du Manzanares et la Sierra de Guadarrama. Cette vallée, ses côtes graves, immuables, sa terre noble comme Zurbaran, saisissante comme Greco, sa Vega riche comme Velazquez, contiennent aussi les couleurs de notre Manet.
La grille du chœur qui ferme la Silleria, c’est-à-dire l’endroit où s’assoient et chantent les chanoines, fut forgée par Maître Domingo. Il avait traité pour le prix de six mille deux cents ducats. Arrivé à la moitié de son travail, et voyant que cette somme était insuffisante, il vendit une maison à Tolède et une terre aux environs, tout son patrimoine pour achever la grille telle qu’il l’avait conçue. C’est ainsi qu’il parvint à exécuter son rêve admirable d’artiste. Mais il tomba dans la plus noire misère; ses enfants durent mendier, et sa veuve n’eut d’autre moyen de subsistance qu’un sueldo par jour, que lui accordèrent les chanoines, et la vente qu’elle faisait de pauvres chapelets sur le Zocodover.
On pourrait méditer ce fait, avancé par quelques-uns, que la mère de Montaigne, Antoinette de Pouppes ou Antoinette Popez, descendait de ces grands Juifs tolédans. Elle est, dit-on, une Juive portugaise, une fille de ces Juifs portugais qui se tiennent pour une aristocratie parce qu’ils sont expulsés d’Espagne. Mais qu’y a-t-il là de certain? Ce ne sont que des conjectures excitantes. Après réflexion j’efface une note que j’avais mise ici, trop à la légère, dans une édition précédente. Je prétendais reconnaître dans Montaigne «un étranger qui n’a pas nos préjugés». J’osais dire qu’ «avec une éducation plus solide et une formation aristocratique, Montaigne, c’est au fond, le tempérament d’Henri Heine». Toutes ces affirmations sont trop aventureuses. Il y a là un problème que je ne suis pas en droit de résoudre contre un grand écrivain français.
Les curieux voudront se rappeler que l’Art de la Peinture de Pacheco, publié en 1649 et qui jouit longtemps d’une grande autorité près des artistes espagnols, affirme que «l’art n’a pas d’autre mission et d’autres fins que de porter les hommes à la piété et de les conduire vers Dieu».
Si j’essaie de me rappeler ma première visite au Greco, j’y trouve emmêlé le souvenir de mon premier soir dans les rues de Tolède. J’étais sorti au hasard, après mon repas, et le long des hauts murs qui s’enfoncent dans un ciel sans étoiles, je suivais l’étroit ruban dallé. Je côtoyais d’immenses couvents et de lourds palais, grillés, écussonnés, dont la mauvaise fortune n’a pas abattu l’orgueil. La nuit ranime autour d’eux toute leur vie passée, devenue belle comme un songe. Un peuple d’images délaissées, flamandes, juives, catholiques, sarrasines, m’attendaient au retrait de chaque portail. Dès ce premier soir, elles se sont jetées sur moi, comme la misère sur le pauvre monde, et depuis vingt années je les nourris d’un sang étranger. Je ne m’en plains pas; elles m’ont en retour servi dans tous mes plaisirs...
Quel silence régnait, ce soir-là, dans les ruelles obscures de cette montueuse Tolède! Au pied des murailles, les grillons chantaient; plus haut, d’imprévues chauves-souris voltigeaient. Vers les onze heures et demie, j’entendis une musique que j’essayai de joindre à travers ce dédale, et soudain je tombai dans une rue plus large, sur une danse en plein air.
Des valseurs tournaient, mal éclairés. C’était une Tolède populaire et de tous les âges. Des petites filles enlacées, gravement, marquaient les mesures avec des grâces de revenantes. Et rapide, comme nous le sommes dans un pays pour lequel notre curiosité est neuve, je croyais voir, faisant le cercle, les héros de Goya, de Velazquez, de Cervantès et de Caldéron, qui représentent aux yeux d’un novice toute l’Espagne... Cependant, je n’éprouvais pas un plaisir décidé. Ces cuivres, ces fracas vulgaires s’accordaient trop mal avec le décor.
Soudain, la musique cessa, les danseurs poussèrent de longs cris gutturaux, on éteignit les lumières, et vivement sur ces ruelles escarpées la compagnie se dissipa. Alors, une chanson s’éleva dans la nuit. C’était une strophe, un chant de solitude, quatre vers pleins et poignants, une goutte de miel qui déborde du cœur.
Le lendemain, à Santo Tomé, son écho se relia dans mon âme aux images nerveuses et tristes que me présentait la toile fameuse du Greco, l’Enterrement du comte d’Orgaz.
L’Enterrement du comte d’Orgaz (Tolède, église San Tomé)