Le procès de Jeanne d’Arc est la transcription fidèle et complète des interrogatoires de Jeanne lors de son procès à Rouen en 1431, qui la vit, à 19 ans, condamnée à être brûlée vive.

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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/ 14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322232826

Dépôt légal : avril 2021

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Sommaire

POUR UNE MÉDITATION SUR LA RAISON JEANNE D’ARC

Le plus émouvant et le plus pur chef-d’œuvre de la langue française n’a pas été écrit par un homme de lettres. Il est né de la collaboration abominable et douloureuse d’une jeune fille de dix-neuf ans, visitée par les anges, et de quelques prêtres mués, pour l’occasion, en tortionnaires. Des notaires peureux ont écrit sous la dictée, et c’est ainsi qu’a pu nous parvenir ce prodigieux dialogue entre la sainteté, la cruauté et la lâcheté, qui réalise et incarne enfin, en les laissant loin derrière lui, tous les dialogues imaginaires qu’avait produits le génie allégorique du moyen âge.

Même cachées sous un latin transparent, qui n’a plus guère de latin que le nom, et semble une variété méridionale du français, un chantant français d’oc à déclinaisons, la force et la beauté de ce texte incomparable saisissent le cœur. Mais laissons de côté le latin, allons à ce qui nous reste de l’interrogatoire français, qui est considérable, cherchons dans le vieil anonyme qui traduisit le procès pour le roi Louis XII, n’est-ce pas aussitôt le suc, la saveur inoubliable, cette langue forte et douce, dont Joinville seul, pensions-nous, possédait le secret ? Tant d’années après lui, le monde était encore assez près des sources pures de la langue, assez près de l’esprit des miracles de Notre-Dame et des croisades, qu’on allait bientôt oublier, pour que la sainteté se permît encore cette étonnante alliance avec la beauté. Car il nous faut bien répéter ce que pensait Péguy : à côté des mots les plus simples de Jeanne, les saints les plus illustres semblent des bavards, amplificateurs de Cicéron. Auprès de cet éclat tremblant et fier, seules peuvent prendre place les strophes rayonnantes ou ténébreuses d’un saint Jean de la Croix, les recherches les plus fines d’une sainte Thérèse, le plus pur des cantiques de saint François d’Assise. Encore Jeanne seule a-t-elle ce clair génie inimitable, qui est celui de sa race, la beauté naïve des chansons où l’on parle de marjolaine, le rire et l’ironie qu’elle n’abandonne pas jusqu’au seuil de la mort et de la transfiguration, et surtout ce que Michelet, dans un de ses jours de bonheur a si admirablement défini comme le bon sens dans l’exaltation.

On nous a trop appris qu’il y avait des qualités contradictoires, que le bon sens ne se pouvait marier avec l’exaltation, non plus que la clarté avec le mysticisme. On nous a trop proposé, et quelquefois de mains qui se voulaient orthodoxes, d’obscures prières fort peu orthodoxes. Trop d’exégètes sont venus jeter des ombres sur les mystères : mais le mystère en pleine lumière a été réalisé au moins une fois, et c’est ce miracle du grand jour qui, malgré la dévotion que les docteurs ont organisée autour de Jeanne, reste encore inconnu dans sa magnificence authentique pour presque tout le monde. Ce livre non écrit, ce livre hors de la littérature, il faut en effet en saluer tout d’abord, à coté de vertus plus fécondes, la beauté : personne n’a plus naturellement parlé que Jeanne ce qu’Alain Fournier appelait après Laforgue du français de Christ.

Des analogies mystérieuses joignent en effet la moindre des paroles de l’enfant, dans leur simplicité riche d’un monde surnaturel, aux paraboles que prononçait son Maître en Palestine, quatorze siècles avant sa naissance. Ce n’est pas la première fois qu’on rapproche Jeanne de Jésus, en s’excusant aussitôt d’oser la comparaison. Pourquoi s’excuser, et quelle est cette timidité étrange ? Le catholicisme ne nous enseigne-t-il pas que l’homme doit s’efforcer à l’imitation du Christ, et que les saints sont les êtres qui ont le plus merveilleusement pastiché la ressemblance du Seigneur ? Jusque dans leur corps, certains d’entre eux ont, à force d’amour, retrouvé les stigmates de la croix, des clous et de la lance. Mais, avant même son supplice et ses défaillances, avant son Calvaire et son jardin des Oliviers, avant même d’être condamnée par les prêtres, d’être trahie par Judas, d’être vendue pour trente deniers, avant Anne et Caïphe, avant que Pilate, qui s’appelait Le Bouteiller, bailli, se fût lavé les mains de l’exécution et n’eût même pas pris la peine de notifier sa sentence, Jeanne avait d’abord imité Jésus dans sa parole et dans son cœur.

C’est sa parole que nous rapporte cet étrange évangile, ruisselant de clartés, qu’est le texte de son procès. Encore les juges se sont-ils efforcés, sans aucun doute, d’obscurcir la lumière qui les confond. Car il nous faut bien songer que cet évangile est un évangile selon Ponce Pilate, et que nous ne connaissons l’admirable jeune fille qu’à travers ses ennemis. Ne parlons pas seulement d’une « information posthume », où, devant Cauchon, les juges vinrent déposer tour à tour que Jeanne, le matin de sa mort, renia ses voix et se repentit. Elle est trop bien faite, elle veut trop prouver pour qu’on puisse en admettre les conclusions : des contradictions subtiles y fourmillent d’ailleurs. N’en parlons pas, puisque les notaires eux-mêmes ont refusé de l’authentifier par leur signature, dans un scrupule bien tardif. Mais le reste du procès, qu’on y songe, est également soumis à caution : On n’a rien fait dire à Jeanne qui puisse réellement scandaliser les âmes, mais on a omis certaines de ses réponses. Cela, nous le savons par le procès de réhabilitation, œuvre juste s’il en fut, mais farce ignoble où, à peu de frais et en chargeant les morts, les survivants du premier procès réussirent si vite à se faire passer pour de petits saints. Ces lâches nous ont pourtant rapporté quelques paroles et quelques gestes qui ne quitteront pas notre mémoire. Le miracle reste toujours le même : à travers ces silences, ces sournoiseries d’amis, ces cruautés d’ennemis, à travers les travestissements et les omissions, la sainteté de Jeanne n’en paraît pas moins éclatante. Nous n’avons même pas à dire qu’il nous faut bien nous contenter de ce qui nous reste, puisque, mis à part quelques points sur lesquels Jeanne n’a pas voulu tout dire, ou sur lesquels on ne l’a pas laissée tout dire, la sincérité totale de cette âme merveilleuse et le drame sont posés devant nous dans tout l’éblouissement de l’été.

Aussi le chef-d’œuvre, chef-d’œuvre de surnaturel et de bon sens, chef-d’œuvre de la sainteté casquée, chef-d’œuvre enfin de la poésie et de la langue, n’a-t-il pas trop souffert des mauvais copistes qui, parce qu’ils y avaient eu un bout de rôle, se sont cru autorisés à des coupures. La préfiguration la plus parfaite de Jeanne dans le monde païen, Antigone, l’invocatrice des lois éternelles, nous touche moins que cette enfant insolente. Dans ce recueil d’interrogatoires, sous les phrases judiciaires savantes, les longs considérants mortels, il y a un drame humain et surhumain, que nul autre n’atteint. La puissance dramatique n’a ici nul besoin d’arrangement. Il ne faut pas s’étonner si le procès a pu, tel quel, être porté à la scène. Car c’est bien une voix vivante que nous entendons, cette voix têtue, acharnée, qui si magnifiquement riposte, – ou qui, soudain éclairée par un avertissement miraculeux, dépasse son insolence même et prophétise.

Dès lors, on ne saurait s’étonner du silence, inexplicable pour certains, et même scandaleux, qui est le silence de la poésie française lorsqu’il s’agit de Jeanne. Notre théâtre n’est point un théâtre national, comme en partie le théâtre anglais : à ces guerres des Deux-Roses, à ces rivalités de loups qui enchantaient Shakespeare, correspondent pourtant assez bien nos Frédégonde et nos Brunehaut, nos Clovis et nos Sigebert. Mais si je regrette un Marlowe français, un Beaumont français, à défaut même d’un Shakespeare, ce n’est pas à propos de Jeanne. Son drame, elle l’a écrit, elle l’a dicté. Je n’y trouve rien à redire, même si je ne regarde que l’art. Je n’ai pas besoin de l’Odéon et de la Comédie-Française. Jeanne est un plus grand écrivain, un plus habile dramaturge que tous ceux qui l’ont mise en scène.

Ce qui m’étonne seulement, c’est un autre silence. Celui des philosophes, des critiques, des théologiens. On a vu commenter à perte de vue sainte Thérèse et saint Jean de la Croix, saint Augustin, saint Bernard, Bérulle, et d’autres plus obscurs. Parce que sous les fleurs d’une rhétorique enfantine et bourgeoise, on découvrait le cœur brûlant, l’énergie de fer de Thérèse de Lisieux, les plus graves exégètes ont analysé et mis en ordre les préceptes de la « petite voie ». De nos jours, des âmes saintes, mais d’une sainteté qui semble sans détours, Elisabeth Leseur, Anne de Guigné, Guy de Fontgalland, ont leurs fidèles et leurs scoliastes. Car je ne parle pas seulement de la dévotion à la personne : cette dévotion qui entoure la ravissante et maligne Bernadette. Je parle du commentaire (qui, je ne sais pourquoi, manque justement à Bernadette), et qui s’attache avec tant d’ardeur, et tant de subtilité, aux moindres paroles des saints que j’ai nommés, afin d’épuiser le contenu spirituel, et j’ai même envie de dire intellectuel, de leurs écrits, où la beauté de la foi surpasse celle de l’art.

Certes, l’enseignement donné par Jeanne, je vois bien que plusieurs ont tenté, laïcs ou clercs, de l’expliciter et d’en prolonger les leçons. Laïcs surtout, et je ne m’étonne pas, en notre temps, de voir un Péguy demander à Jeanne presque tout, un Barrès chercher en elle l’incarnation du mythe de la chapelle et de la prairie, un Maurras fortement définir sa politique et sa raison. Mais les clercs de bonne volonté ne me paraissent pas avoir dépassé les commentaires moraux à la portée des catéchismes de persévérance. Peut-être faut-il en accuser tous ces procès que subit Jeanne, procès de Poitiers, procès de Reims, procès de réhabilitation, procès de canonisation. Leurs desseins, je l’avoue, étaient différents. Mais enfin, ils se tiennent, et le dernier en date, qui nous demande d’honorer dans la personne de Jeanne la vierge chrétienne, n’a peut-être pas complètement servi sa mémoire. Une vierge chrétienne parmi tant d’autres, il me semble que c’est diminuer singulièrement la jeune fille. C’est la réduire à cette statue de plâtre argenté (cuirassée et casquée, il est vrai) qui fait dans nos églises, pour le jour des premières communions, pendant à quelque débonnaire saint Michel, dont le dragon semble apprivoisé.

Je vois bien que Jeanne n’a pas tenu de plume pour écrire un livre. Pas plus, répétons-le, que le Christ. Mais si ses juges et ses bourreaux l’ont tenue pour elle, pourquoi ne cherche-t-on pas dans ces paroles sacrées, au delà de leurs obscurités, ou, ce qui est peut-être plus difficile, de leur trop éblouissante et trop blanche lumière, pourquoi ne cherche-t-on pas les linéaments d’une pensée, et même, disons le mot, d’une doctrine ? Le culte de Jeanne d’Arc, en France ou à l’étranger, a subi des variations singulières. Je veux bien que ce soit l’honneur du romantisme de l’avoir ranimé. Mais nous en sommes jusqu’à présent demeurés aux effusions du sentimentalisme. La « bergerette » de Lorraine en impose encore aux foules. Ce n’est pas aujourd’hui que nous verrons une chaire Jeanne d’Arc à la faculté catholique. – Mais j’aimerais que ce fût demain.

La pensée n’est rien sans l’action, ni l’action sans la pensée. Personne mieux que Jeanne ne connut cette alliance parfaite, à laquelle rêvent les plus hauts génies : Dans la moindre des paroles de Jeanne, prolongée par son action, dans le moindre de ses gestes, toujours informé en raison, toujours proposé en exemple, demeure une parcelle de vérité organisée et féconde. On aura fait un grand pas dans la connaissance de cet être unique lorsqu’on en sera persuadé.

N’étant ni philosophe ni théologien, je ne puis même esquisser ici ce Système de Jeanne auquel je voudrais que de plus qualifiés donnassent leurs soins ; comme ils les donnent à un Système de sainte Thérèse, un Système de Bossuet.

Rarement la sainteté a fait plus parfaite alliance avec l’intelligence, le génie à la fois religieux, civique, militaire et poétique. Charles Maurras a pu étudier magnifiquement la politique de cet être exceptionnel, on en pourrait étudier la théologie. La plus grande sainte de France est aussi l’un de ses plus grands écrivains, l’un de ses plus grands politiques, l’un de ses plus grands généraux. On supplie les Français de ne pas faire du plus haut symbole de leur race une bien pensante héroïne de patronage.

On pourrait tirer du Procès de Jeanne d’Arc une sorte de catéchisme, par demandes et par réponses, où tout un idéal de vie serait rigoureusement déterminé.

D. – Croyez-vous que vous soyez sujette de l’Église ?

R. – Oui, Notre-Seigneur premier servi.

Jeanne consent bien à dire qu’elle reçoit le sacrement d’Eucharistie à Pâques, mais quand on lui demande si elle le reçoit aux fêtes autres que Pâques, elle répond : Passez outre. C’est que, dans le premier cas, il s’agit d’une obligation, de règlements religieux faits pour tous, et elle s’adresse à ceux qui ont fait ces règlements. Dans le second, il s’agit d’un mystère, plus ineffable, des relations qui existent entre la créature et le Créateur, et auxquelles personne n’a rien à voir. Le plus mauvais pécheur a droit à ce secret des saints : on peut lui demander compte de ce qui est d’obligation, et qu’il viole, mais nul n’a à s’informer si, dans l’intimité de son humiliation, de son espoir, de sa médiocrité indulgente à soi-même, il essaie de s’entretenir, le soir, tout seul, avec celui qu’il aime malgré tout.

« Quand j’eus l’âge de treize ans, j’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. Et la première fois, j’eus grand’peur. »

Jeanne n’a aucune habitude du monde surnaturel. C’est là ce qui peut toucher le moins digne. Elle a peur, comme tout homme peut avoir peur devant une figure divine. Plus tard, elle s’habituera, elle arrivera à une sorte de familiarité merveilleuse. Mais il ne faut pas oublier que par son premier geste – ce geste de terreur – elle nous indique la violence qu’un Dieu fait à la nature. Elle était une petite fille, pieuse sans doute, mais amusée de la vie et aimant sa tranquillité. Quelque chose est venu bouleverser tout cela. Il lui faudra du temps pour s’en accommoder, et en arriver à ces paisibles relations avec le monde surnaturel où nous la voyons par la suite si naturellement engagée.

« Et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père. »

En une phrase miraculeuse, tout le décor éternel de la sainteté de Jeanne est posé. Avec des mots qui semblent pris à des chansons (Dans le jardin de mon père, les lilas sont fleuris…), Jeanne nous invite à penser qu’il n’y a point de brumes dans sa mystique, mais le grand éclat du plein midi, l’heure de la vision parfaite. Son extase n’est point pénible et douteuse appréhension d’un univers plus deviné que vu, elle est vision d’un coup, vision totale et joyeuse, lignes nettes, inoubliables, amitié et santé.

« Je n’avais point jeûné la veille. »

Elle le dit pour les docteurs présents et les docteurs futurs.

« Cela était-il bien de faire assaut un jour de fête ?

– Passez outre. »

Les juges semblent calquer ici les questions des pharisiens. À Jésus aussi on demandait s’il était bon d’agir le jour du sabbat. Mais le Maître et le disciple sont d’accord pour faire d’abord leur métier, qui est œuvre de salut, éternel ou temporel, comme tous ceux qui mettent l’esprit avant la lettre et dédaignent les prescriptions formelles. Ainsi Jeanne, à chaque instant, retrouve-t-elle en son âme le réalisme du Créateur.

« Avez-vous remercié cette voix et avez-vous fléchi les genoux ?

– Je l’ai remerciée, mais en m’asseyant en mon lit, et j’ai joint les mains. »

J’imagine que les juges ont été choqués. Ils ne peuvent concevoir qu’on parle à Dieu autrement qu’à genoux : assis, cela passe les bornes. Mais Jeanne n’a aucun souci de l’étiquette. Elle reçoit les saintes comme elles viennent, et ne fait pas pour elles des frais de toilette. Dans ses champs, dans son lit, assise, couchée, elle est toujours prête à les accueillir, simplement, comme des amies merveilleuses.

« Cette nuit même, la voix m’a dit moult de choses pour le bien de mon Roi, que je voudrais qu’il sût dès maintenant, dussé-je ne pas boire de vin jusqu’à Pâques. »

Et on voit bien que cela lui coûte.

« Si j’étais dans un bois, j’entendrais bien la voix venant à moi. »

Encore une fois, les relations entre Dieu et l’homme sont tout d’abord personnelles : aucun « protestantisme » là-dedans. Mais on ne saurait se parler, quand il s’agit d’amour, devant la foule assemblée, et les docteurs en furie. Jamais Jeanne n’a eu une vision devant ses juges. Mais elle est secouée de frissons et pense aux saintes, parfois, dans ces étranges absences dont on nous a parlé lors de son abjuration, et qui sont beaucoup plus fréquentes qu’on ne l’a cru dans son procès (elles expliquent bien des choses). C’est qu’alors elle se voit seule, et appelle d’un coup, en même temps que la vision, le décor qui l’a contenue. Il lui faut le jardin de son père, l’éblouissement de midi, le bois. De là cette naïveté, cette jeunesse de la sainteté. C’est une sainteté franciscaine, qui ne refuse pas d’associer la création à l’image du Créateur, et s’émerveille de sa beauté. L’ombre des forêts qu’invoque la pécheresse des tragédies profanes, cette ombre fraîche, cette ombre où court une ombre chasseresse, voici que nous la retrouvons ici, à notre grande surprise, voici qu’elle sert à abriter un plus vif amour, et plus dévorant encore, et plus pur. Parenté des désirs humains ! Cris qui se répondent, d’un cantique des cantiques charnel aux plaintes d’un saint Jean de la Croix ! Ainsi nous est enseignée la manière non de fuir le monde, mais de le transmuter, par une alchimie de chaque jour, et défaire du décor passionnel un décor de sainteté. Ce que Dieu a créé nous aide à l’écouter.

En copiant ces pages admirables, j’étais certes frappé par la poésie naturelle, faite de jeunesse, de fierté, de ces évocations inouïes d’arbres en fleurs, de rondes de fillettes et de fées, qui apparaît et éclate à chaque instant. Et je ne voudrais pas que la mystérieuse jeune fille choisie par ses voix fût limitée : il y a dans son aventure toutes les puissances douloureuses et enthousiastes que puisse supporter un cœur mortel. Mais enfin, au travers de ce long martyre, et de la plus abominable inquisition dont fut jamais indigne un être humain, ce qui se formait peu à peu, c’était, sous l’aspect d’une enfant de dix-neuf ans, une image de la vertu d’insolence.

Lorsqu’on parle du procès de Socrate, on ne manque pas de dire qu’il exaspérait les juges athéniens par sa moquerie parfois pesante, et de citer l’ironique proposition d’être nourri au Prytanée. Mais le vieux philosophe ricaneur et logicien avait pour lui, en face d’hommes mûrs et sans doute ignorants, son âge et sa réputation. Tandis que cette petite fille, qui ne sait ni lire ni écrire, qui allait parfois garder les moutons de son père dans un petit village de Lorraine ou de Champagne, cette petite fille si pareille en apparence à celle qui va à confesse tous les samedis avouer de menus péchés de gourmandise et de coquetterie, elle a tenu tête au roi de France et d’Angleterre avec ses troupes, et maintenant à ces théologiens ?

Qu’on imagine le scandale presque inconcevable : d’un bout à l’autre du procès, sauf à la fin, lorsqu’elle est brisée par ses souffrances et ses déceptions, elle proteste avec une opiniâtreté presque rieuse, une insolence de fille de la campagne qui se moque des messieurs de la ville, et elle se moque de tout, de leurs victoires, de leur armée, de leurs complications théologiques, et elle passe à travers les pièges avec une aisance si fine et si joyeuse ! On l’entend presque rire entre les lignes lorsqu’elle tire la langue (il n’y a pas d’autre mot) à ces faux théologiens et on entend le grondement de tout ce jury de professeurs sacrés et d’universitaires.