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Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris.

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ISBN : 9782322246076

Dépôt légal : septembre 2020

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BRUN DE LA MONTAGNE

A. — NOTICE

Voici un roman où l’on nous transporte en Bréchéliant, à la Fontaine merveilleuse ; cette fois, ce ne sont plus des tempêtes et des dislocations du ciel que l’auteur va mettre en branle ; ses devanciers d’ailleurs ont épuisé le chapitre des fureurs de la fontaine ; mais c’est par des scènes plus douces qu’il se propose de nous intéresser. Ce sont les Fées de Bréchéliant qu’il va nous montrer se réunissant à leur fontaine sous la douce clarté des astres de la nuit, et exerçant une de leurs principales prérogatives, celle de décerner à un jeune enfant, au fils d’un prince, les destinées de sa vie suivant leur bon plaisir.

Nous ne serons pas surpris que, suivant l’auteur du Roman de Brun de la Montagne, le seigneur Butor de la Montagne ait cédé à la tentation d’envoyer son fils nouveau-né aux fées de Bersillant (Bréchéliant), persuadé qu’il en reviendrait excellemment doué, et avec le présage des plus heureuses destinées.

Le Roux de Lincy, le premier, à ma connaissance, dans son ouvrage Le Livre des Légendes (1836) a reproduit plusieurs fragments (725 vers en tout) du roman manuscrit de Brun de la Montagne. Nous y trouvons le curieux épisode de la présentation de l’enfant aux fées ; il y a joint une brève analyse de l’œuvre.

M. de la Villemarqué, dans son intéressant article Visite au Tombeau de Merlin (Revue de Paris, t. XLI, 1837, p. 45) avait condensé en quelques pages les principaux traits de ce même épisode du roman. On trouvera encore cette même scène des Fées assez longuement reproduite, partie littéralement, partie abrégée en prose empreinte d’archaïsme pour s’harmoniser avec le langage du poète, dans le livre de Baron du Taya, Brocéliande, (1839), sous le titre : Les Fées et l’Enfant. — L’auteur, ainsi qu’il le note lui-même, se servit de fragments inédits qui lui furent communiqués par M. Paulin Paris.

Le tome XXII de l’Histoire littéraire de la France (1852) p. 348-349, contient une courte notice de M. Paulin Paris sur le même roman. — Enfin en 1875, M. Paul Meyer a publié ce qui en reste, 3926 vers, en y joignant une analyse de l’ouvrage 1.

Le Roman de Brun de la Montagne est une chanson de geste que plusieurs critiques considèrent comme étant de la fin du XIIIe siècle. — M. Paulin Paris croit qu’il est de cette époque, voir du commencement du XIVe. — Selon M. P. Meyer, il serait plutôt de la seconde moitié du XIVe siècle.

Il ne nous en est parvenu qu’un fragment de 3926 vers, c’est le début du poème ; il prend le héros à sa naissance, et le mène jusqu’à la quinzième année de son âge seulement, époque où il va commencer à courir les aventures. Ce fragment est par stances monorimes, stances de longueurs fort inégales, de dix, vingt, trente vers et davantage ; les vers sont de douze syllabes.

Si on en juge par ce qui nous en a été conservé, il ne faudrait que médiocrement regretter la perte du reste, disent les connaisseurs. On ne saurait nier en effet qu’un fastidieux remplissage n’encombre trop souvent la suite des évènements ; les détails inutiles n’y sont point épargnés ; l’auteur prend plaisir à les développer : il n’omet rien.

Cependant, ce fragment n’est point dépourvu d’intérêt, au contraire même. C’est le seul roman connu où l’on ait introduit pareille scène de la présentation d’un enfant nouveau-né aux Fées des Fontaines. Et bien que le style soit souvent obscur et difficile, l’œuvre cependant n’est pas sans de gracieux détails et quelques vers bien tournés.

M. Paul Meyer est porté à supposer que l’auteur, qui d’ailleurs est inconnu, appartenait au Nord de la France. Aux raisons philologiques qui le lui font supposer, on pourrait ajouter cette autre considération, que, à quatre reprises au moins l’auteur cite avec une certaine complaisance l’eau de Saine (vers 592, 951, 1551, 3129). Peut-être vivait-il sur ses bords.

Le nom de Barenton n’est pas cité dans l’ouvrage, il est seulement question de la fontaine de Bersillant. Cependant, il n’y a pas grande témérité à dire que cette fontaine où le poète assemble les fées est celle de Barenton, car Wace nous a appris que c’est à Barenton qu’elles se réunissent. Quant à la forêt appelée Bersillant, ce ne peut être que Brocéliande. Ce nom de Bersillant est répété plus de vingt fois dans le poème 2.

L’auteur, j’en suis persuadé, ne connaissait que bien vaguement cette forêt de Bersillant ou de Brocéliande, et pas mieux la Fontaine aux Fées. Mais, où et quelles qu’elles fussent l’une et l’autre, en son opinion, c’est là qu’il a placé le principal et le plus intéressant épisode du fragment qui nous a été conservé, et c’est au voisinage de la forêt assurément que se passent les autres évènements. En effet, le château de Butor de la Montagne est tout près de la forêt, puisqu’il suffit de moins d’une nuit : de quelques heures, pour que l’enfant pût être porté du château à la fontaine et pour être rapporté au château. Rien de cette histoire n’est donc étranger à la forêt de Bersillant ou Bréchéliant, et elle entre de droit en mon sujet.

Voici donc en abrégé ce que raconte l’histoire.

B. — LE ROMAN

I

Le poète commence par nous exposer (des vers 16 à 25) que les rois et les princes autrefois faisaient porter leurs enfants dans les forêts, les lieux déserts, les prairies, sous un arbre, ou près des fontaines, espérant qu’ils y recevraient, de la part des fées, les destinées qui leur assureraient bonheur et gloire en leur vie 3.

(26) Certain jeudi au mois d’avril,

… au mois d’avril que li bois sont fuelli,

Violetes partout espanissent aussi,

Et que poind la verde herbe, et li pré sont foilli,

un puissant et vaillant seigneur de race royale, nommé Butor, sire de la Montagne, qui déjà vieux avait épousé une jeune femme, venait d’en avoir un fils.

(44) Grande fut la joie quand la dame fut délivrée, et le sire se prit à rendre grâces à Dieu. L’idée lui vint, pour avantager l’enfant, de le faire porter à une fontaine près d’un rocher, où les fées avaient coutume de venir s’ébattre :

49 De lez une fontaine, assez près du rochier ;

Car il avoit repaire de fées ou gravier

Qui aloient ou lieu touz dis esbanoier.

(53) « Pars, ami, dit-il à son messager, pars avertir mes barons qu’ils viennent bien vite, car je veux les consulter. Mon épouse vient de me donner un moult bel enfant, et je veux l’envoyer, sans aucun retard, recevoir ses destinées. » (59) — (66) Le messager galope, rapide comme le vent ; il rassemble les barons, ils étaient plus de cent, et les invite, au nom du sire, à venir en grande hâte ; il s’agit de porter aux fées l’enfant de leur maître, pour qu’il ait ses destinées à la volonté de Dieu.

(87) C’est folie, se disent entre eux les barons ; veut-il donc se débarrasser de son enfant, le seigneur ? Vraiment, il ne saurait trouver meilleur expédient, car il se pourra bien rencontrer serpent ou lion qui lui aura bientôt donné la mort. — Cependant, ils s’apprêtent à partir. « Retourne bien vite, disent-ils au messager, et rapporte à Monseigneur qu’il est plus sage de garder l’enfant. »

Le messager prend les devants, et tant galope qu’il crève son cheval au milieu d’une forêt. — (128) Il y rencontre quatre murdriers : « Ami, lui disent-ils, paie le droit de passage. » — L’infortuné leur expose sa pénurie, et leur raconte que pour accomplir en toute hâte l’ordre de son maître, il a tellement poussé son cheval que celui-ci est tombé de fatigue en chemin (160)

— Mais d’où viens-tu, lui demande un des quatre bandits, quel est ton seigneur ?

— Mon maître, répond-il, de sa dame vient d’avoir un petit enfant ; il le veut envoyer à la Roche-Dormant, et m’a dépêché pour convoquer ses barons. Son nom est Butor, le puissant seigneur de la Montagne. (192)

A ce nom le meurtrier tressaille de joie.

— C’est mon cousin germain, lui dit-il. Tiens, par l’amour que j’ai pour mon cousin germain et pour sa gentille épouse, prends ce mien cheval de Syrie (240), et si ta n’as ni denier ni maille, je vais t’en donner. Et je lui dois bien cela, car sans lui certain jour j’aurais été pendu comme larron meurtrier.

— Seigneur, répond le messager, je vous rends grâces, et puisque vous êtes de la noble lignée de Butor, apprenez-moi votre nom. (227)

— Ami, répond le meurtrier, je suis Morgadas, né en Tarsie. Allons, achève ton message, et salue de ma part Butor et sa chevalerie. Quant à moi, je reste avec ces compagnons, car je suis né pour le mal.

— Seigneur, dit le varlet, jamais homme ne fit telle courtoisie à pauvre messager. (239)

(217) Le messager donne de l’éperon au coursier de Syrie, et bientôt rencontre Butor entouré de vingt chevaliers, avec lesquels il s’était avancé à sa rencontre. Le messager lui fait savoir que ses barons désapprouvent sa résolution d’envoyer son enfant aux fées, car c’est l’exposer à être tué par quelque animal féroce.

(297) Butor, loin d’être dissuadé, persiste fortement.

— Quoi qu’ils en pensent, dit-il, mon fils sera porté, car cela lui vaudra biens et honneurs. Mais dis-moi, viendront-ils aujourd’hui ?

— Sire, répond le varlet, chacun s’apprêtait, personne ne refusait, mais tous s’inquiétaient pour votre enfant, car ils craignent qu’il périsse, et si cela arrivait, certes avant trois jours ma dame affolerait de douleur. (310)

— C’est vrai, dit Butor, et à moi-même bientôt de mon corps la vie partirait. Mais que Dieu nous préserve. (314)

Le messager raconte ensuite son aventure dans la forêt et la générosité de Morgadas de Tarsie, le cousin germain de son seigneur. (352)

Puis tous retournent au château pour dîner. (375) Le dîner fut noblement servi. Mais, pour Butor, rien de ce qu’on lui servait ne lui plaisait, car il ne pensait qu’à envoyer son enfant à la Fontaine pour qu’il eût bonne aventure, et cela le rendait soucieux. (430)

(431) Un messager vient annoncer que les cent barons approchent. Butor, le dîner fini, monte à cheval et, accompagné de ses chevaliers, se porte à leur rencontre. (475)

(476) Il n’alla pas loin sans trouver les venants. A la vue de leur seigneur ceux-ci mirent pied à terre, le saluèrent et lui rendirent honneur ; puis fort courtoisement lui demandèrent pourquoi il les avait mandés (489)

— Pour Dieu, leur dit Butor, de vous je veux prendre conseil. (490)

De ma jonne moillier 4 ai un moult bel enfant

Et si n’a pas troys jors qu’elle en ot travail tant

Qu’onc dame n’en ot plus entretout son vivant.

Or le veu ge envoyer au bois de Bersillant ;

Une fontaine y a belle et clere et luissant ;

Et sachiez por certain qu’il i a repair grant

De fées seulement qui y vont esbatant.

Or i pourroit cheoir aventure plaissant,

Et destinée aussi noble et moult souffissant.

Distes moi vos conseil a un brief mot errant 5. » (502)

(503) « Seigneur, lui répond Bruiant, un chevalier que Butor estimait comme le plus prudent, Seigneur à quoi donc pensez-vous ?

Je suis certain que vous allez tout radotant,

vous n’avez ni sens ni raison, que vous voulez perdre votre fils nouveau-né, que nous aimons tant. Vous êtes âgé, vous avez de vastes domaines, et si l’enfant périssait, qui tiendrait après vous votre vaillante cité ? Sire, nous vous prions au nom de Dieu, de ne pas attrister votre cœur. » (515)

Mais Butor, qui consultait moins pour prendre avis que pour recevoir approbation, s’entête. « C’est ma résolution, dit-il, quoi que vous en pensiez, de l’y envoyer avant qu’il soit demain, car je sais qu’on y obtient des sorts qui peuvent nous mener à grand honneur et profit ; à la grâce de Dieu, nous l’y enverrons ! » (525)

Les barons ne résistent pas et promettent d’accomplir le bon plaisir de leur seigneur, bien qu’ils redoutent un malheur pour l’enfant (533) — (534) Tous ensemble reprennent le chemin du château. Butor était plein de joie en pensant que son fils allait être porté au lieu

Où li repairs estoit des fées amoureus (bienveillantes)

qui lui donneraient esprit, sagesse, bravoure.

(555) Butor a brisé la résistance des barons, mais ce n’est pas tout, il lui faut obtenir aussi le consentement de la dame, et avec elle il procède avec plus de ménagement. Étant donc entré en ses chambres, il la complimente et la plaint d’abord, car elle était bien souffrante ; puis abordant le sujet, il procède par insinuation. « Belle sœur, lui dit-il, je ne déguiserai rien, et sans plus tarder je veux connaître votre intention » ; et il lui tient ce discours monotone à la vérité, mais de rime agaçante,

562 « Il a des lieus faés aux marches 6 de Champaigne,

Et aussi en a il en la Roche grifaigne 7,

Et si croy qu’il en a aussi en Alemaigne

Et ou bois de Bersillant par desous la montaigne,

Et nonporquant aussi en a il en Espaigne ;

Et tout cil lieu faé sont Artu de Bretaigne 8. (567)

— (568) Oh ! sans doute, répond la dame sa compaigne, le roi Artus de Bretaigne a beaucoup de lieux-faés ; mais à quel propos, sire, me contez-vous cela ? (571)

— Dame, dit Butor, hier vous mîtes au monde notre commun fils ; s’il plaît à Dieu, il sera vaillant chevalier, et, après nous, tiendra nos domaines. Pour Dieu, je vous prie de m’accorder un don ; mais si ma demande ne vous agrée, eh bien ! qu’elle soit nulle.

— Sire, répond la dame, demandez d’abord, et si votre demande n’est pas trop blessante, ni contraire à l’honneur et à la raison, ce qui ne peut être venant de vous, je vous l’accorderai vraiment. (583)

— Dame, je vous prie que vous me donniez votre fils, et par cette nuit sereine je le ferai porter à la Fontaine au bois de Bersillant, car il lui en peut échoir grand honneur ; cette demande, je crois, n’est pas un outrage, car j’aimerais mieux être noyé en Seine, brûlé on pendu plutôt que de laisser périr mon enfant. (594)

— Votre dessin m’anéantit et me tue, répond la dame, tant il me cause de douleur ; ce sera la perte de mon enfant. (599)

Butor proteste, prie et supplie. Enfin, pour étouffer la résistance de la dame, il se fait valoir auprès d’elle, et en bon égoïste lui rappelle ses bienfaits ; et il en est encore à obtenir d’elle une première faveur.

« Quand vous estes de moy honorée et servie

Refuser ne devez ceste première fie (fois). » (613)

Enfin, tout en gémissant la dame laisse emporter l’enfant, mais recommande bien qu’on en prenne grand soin. « Cher ami, dit-elle à Butor, rapportez-le-moi sain et sauf aujourd’hui. » — « Dame, répond Butor, fiez-vous à moi, vous le reverrez aujourd’hui avant qu’il soit tard. »

L’enfant, bien enveloppé de précieuses étoffes d’or et de soie ouvrées en pays sarrazin, fut donc emporté de la chambre. On attendit que la nuit fut venue. (633)

Butor alors assemble ses chevaliers, et leur dit : « Seigneurs, il n’y a nul parmi vous qui ne soit de mes sujets et qui ne m’ait promis hommage et fidélité. Or, voyez ce petit enfant, hier au soir ma femme le mit au monde, elle consent que j’en fasse à ma volonté. Il faut qu’aujourd’hui il soit à la Fontaine de Bersillant porté, mais faites-lui bonne garde. » (644) — « Qu’on me fasse cruellement mourir, s’écrie Bruiant, d’Inde majeure, si je ne rapporte ici votre enfant, et s’il a plus de mal que vous ne lui en voyez. » (655) Après Bruiant, un autre chevalier dit qu’il prendra l’enfant dans ses bras, qu’il le portera à la fontaine, qu’il se tiendra tout auprès pour entendre les destinées que lui feront les fées, puis qu’il le rapportera à Butor.

A ces mots, celui-ci est transporté de joie. « C’est au soin qu’on mettra à garder l’enfant, dit-il, et à me raconter les dons des fées, que je reconnaîtrai qui m’aime le mieux. » — « Que, celui qui l’enfant perdra, répond le chevalier, ou ne le saura bien garder, soit pendu aussi haut que jamais oiseau vola. » (675)

(676) Butor prend l’enfant aux bras de la nourrice et le remet à Bruiant et à l’autre chevalier qui était fort riche, car il était, dit-on, roi de Grèce ou prince de la Liche (Laodicée, P. Meier 9).

« Nous vous promettons, disent les deux nobles barons,

Que jamais au chastel ne serons retournant

S’aura vos fils esté ou bois de Bersillant,

Par desous la fontaine et le gravier corant. » (690)

— Allez, leur dit Butor, et menez avec vous bonne escorte de chevaliers pour le bien garder, car il en est grand besoin. (693)

Un sergent et trente chevaliers déterminés prennent leurs armes ; et il n’y en avait aucun qui n’eût cuirasse, pans et bras, écu et épée tranchante, bacinet 10 et visière. Ensuite les écuyers s’armèrent et chacun avait son destrier.

La troupe sort du castel pas à pas chevauchant. Quand ils furent dehors, Butor en une dernière recommandation adjure les chevaliers qui portaient l’enfant, de le garder avec grand soin.

Je vous requier por Dieu, le pere tout puissant,

Que bien gardez mon fils : c’est quanque 11 j’ai vaillant.

Vous savez que ma fame en a le cœur dolant,

Mais s’il plaît a Jhesu joie en aura plus grant.

Dont s’en alla Butor ou chastel soupirant,

Où la dame trouva ses deux poins détordant ;

A son povoir l’ala Butor reconfortant. (713)

II

(711) Bruiant porte l’enfant dans ses bras, quatre chevaliers sont à ses côtés, et la troupe arrive à l’entrée du bois. Sur l’avis de Bruiant, quatre d’entre eux pénétreront seuls jusqu’au lieu-faé, les autres garderont les passages de la grande forêt. (740)

(741) Mais bientôt voilà que dans le bois se font entendre les cris d’une femme. Bruiant, ayant confié l’enfant à ses trois compagnons, s’avance à sa découverte et la joint bientôt. (748) Près d’elle était étendu un chevalier baigné dans son sang, et dont le corps était couvert de blessures.

— Dame, lui dit Bruiant, qui donc a si vilainement occis ce chevalier ?

— C’est, répondit-elle, le chevalier qui ne prend jamais à rançon celui qu’il a renversé. (762)

Bruiant se propose à la dame pour lui venir en aide. Il vent poursuivre le meurtrier et venger la mort de son mari.

— Ce serait peine perdue, lui dit elle, car il est à plus de quatre lieues ; laissez-moi gémir sur le corps de mon seigneur. (773)

Mais ce n’est pas tout. La dame apprend à Bruiant qu’elle avait apporté son enfant pour obtenir dons et honneur, et recevoir heureuse destinée et pendant que son seigneur combattait contre le félon chevalier, voilà qu’un serpent cruel est venu étrangler l’enfant. « Pour Dieu, sire, laissez-moi, car je veux rester ici et y mourir. »

L’âme de Bruiant s’émeut de pitié, et il dit à la dame : « Pour Dieu, ne vous désespérez pas. J’ai maintenant certaine affaire, mais bientôt je reviendrai. » (798)

Bruiant s’éloigne donc de la dame, et s’en va rejoindre ses trois compagnons là où il les avait laissés avec le petit enfant ; il le leur reprit, mais le malheur arrivé à la dame dans la forêt le remplissait de crainte. (807)

A la longue de cheminer dans la grande Bersillant, ils finissent par entendre le bruit du ruisseau, et découvrent la Fontaine. L’heure attendue approchait. Ils continuent de chevaucher le long du ruisseau, et aperçoivent un beau grand châtaignier, proche de la Fontaine, où maintes fois on a vu les fées s’assembler. Ils s’arrêtent à l’arbre, descendent de cheval, déposent l’enfant sur un oreiller et s’asseyent auprès. (838)

Bruiant profite de ce temps de repos pour adresser à la Vierge reine une fervente prière. Qu’elle accorde à l’enfant de favorables dons pour qu’il devienne l’honneur de sa race, et que Dieu le préserve cette nuit de l’atteinte des bêtes sauvages. (853)

(854) « Maintenant, dit Bruiant, il est temps de nous mettre à l’écart, cachons-nous dans l’ombre, entrons dans le bois sans nous trop éloigner, car si l’enfant venait à nous être enlevé, nous serions certainement pendus. Mais si nous le rapportons sain et sauf, avec d’heureuses destinées, nous n’y perdrons rien. Mettons-nous en lieu propice pour bien observer. » (871)

886 Ils laissièrent l’enfant delès la fontenelle

Qui fu clere c’argent ou fons de la gravelle ;

Dont l’iave descendoit merveilleusement belle,

Onques si clers ne fu vis argent qui sautelle,

Car la fontaine estoit luissant comme estincelle

Plus verte estoit entour que tarin qui apelle 12 ,

Et si avoit entour mainte belle flourcelle

Dont on voit le sorjon qui gentement flaielle ;

Trop miex plaist a veoir c’ouir son de vielle,

Ne qu’a baissier aussi une douce pucelle.

(896) Pendant que les quatre chevaliers sont dans une anxieuse attente, priant Dieu qu’il garde l’enfant exposé à grand péril sur la fontaine,

902 Ils ouïrent un chant qu’une dame chantoit

Si gracieusement, que proprement sembloit

C’angles (anges) de paradis venissent la endroit,

Et tout en ce moument que la dame cessoit,

Une autre dame après un chant recommançoit,

Et la tierce les deux à son tour responnoit ;

Chacune main à main à l’arbre s’en venoit,

Et adès (toujours) en chantant le sien cuer déduissoit.

A la fontaine ainsi chacune s’en venoit.

911 A l’arbre vindrent tost les dames gracieuses,

Qui très parfaitement estoient amoureuses (aimables)

Qui de toute bonté estoient vertueuses,

En bien et en honnour et en sens plentureuses,

Et de bien faire adès étaient désireuses,

Et des vices fuïr estoient convoiteuses,

Et en deduit mener estoient gaieteuses,

Et de biaux dons donner estoient moult soigneuses.

Et quant li chevalier les virent si jouieuses,

920 Et en toute honnesté parfaitement soigneuses,

Ils dirent en leurs cuers : Elles sont gracieuses,

Et s’apert vraiement qu’elles sont amoureuses.

Les dames dont je di si estoient faées.

Qui si noblement estoient asesmées (arrangées)

Leur cors furent plus blanc que n’est noif (neige) sor gelée,

Et si très chièrement estoient atournées ;

Car de couronnes d’or furent toutes dorées,

Et de blans dras de soie estoient aournées ;

En mi de la poitrine estoient escollées.

930 Se uns hom eüst erré deux cent mile journées

Ne fussent point par li trois plus belles trouvées,

Et s’eüst conversé en cent mile contrées.

Et quand des chevaliers furent bien avisées,

Leur courage mua et toutes leurs pensées,

A celle fin que d’eus furent moult désirées

Pour la beauté de quoy elles furent parées.

(937) Quand les dames aperçurent l’enfant près de la fontaine, elles dirent toutes trois :

— C’est chose certaine, cet enfant est né cette semaine. »

— Dieu m’aide, vous dites vrai, reprit la maîtresse qui était altière, c’est un nouveau-né.

La seconde dit : « Dame il a eu bien de la peine à venir ici, faites-lui quelque bien ; donnez-lui beauté et tout avantage, sinon, par Dieu, il aura de moi si excellente courtoisie qu’on en parlera jusqu’aux rives de la Seine. Pour Dieu, soyez bienveillante ; il mérite bien de vous quelque faveur, ne refusez pas, je vous en supplie, dame souveraine. »

(955) « Par moi, il sera étrenné, continua la seconde, je lui octroie toute beauté ; et il sera si bien doté qu’on pourra dire partout qu’il est né à la bonne heure ; je veux qu’il soit redouté pour sa vaillance en guerre, en tournois ; et que de tous il soit grandement honoré, car je crois qu’il est de bonne race. Dame, pour Dieu, traitez-le généreusement ; mon présent est petit, pour Dieu, ajoutez-y, car plus que moi vous avez le pouvoir de bien faire. »

(969) — « Dame, répond la maîtresse, c’est avoir peu de sens que de faire avant moi un présent à cet enfant ; en dépit de vous je veux qu’il soit mendiant d’amie en sa jeunesse, et que la dame à qui la première il donnera son cœur n’ait talent de l’aimer. Que jamais je ne sois dame d’enchantement, et que je ne puisse revoir Artur et sa cour s’il n’éprouve en amour peines et tourments. Je le baptise d’un nom, ce sera Tristan le renouvelé. » (983)

— « Dame, dit la troisième, ne vous irritez pas si je fais à cet enfant quelque courtoisie ; ma peine sera bien employée, car il est sorti de haute lignée. Je veux prendre soin de le nourrir et de l’habiller, et lui venir en aide en tous ses besoins jusqu’à ce qu’il soit d’âge d’avoir une amie ; et puisque vous lui préparez des chagrins en amour je serai avec lui pour lui faire oublier sa douleur. » (1003)

— « Dame, reprit la primeraine, je vois que vous aimez l’enfant. Si j’eusse voulu, il eût obtenu de moi grand bonheur, mais je n’en prends souci. Qu’il reçoive donc tout ce que vous lui avez octroyé, qu’il soit riche et exempt de maladies, moi je maintiens ce que je lui ai dévolu. » (1011)

— « Dame, dit la troisième, faites à votre volonté, car moi je puis le douer assez avantageusement pour qu’il n’ait guère à se mettre en peine de votre pouvoir. » (1014)

— « Comment, Dame, réplique la maîtresse, avez-vous un manoir où vous le pourrez toujours garder ? En dépit de vous deux, je lui donnerai le plus sot amour que je pourrai savoir. » (1018)

— « Dame, dit la seconde, votre cœur peut se courroucer, mais l’enfant n’en doit pas être malheureux. »

— « Vous m’avez fait grande peine, répond la maîtresse, c’est pour cela que je lui ai donné telle destinée. J’avais tristesse, cela l’a dissipée. Bien plus ; son amour sera si sot que sa dame le congédiera bientôt pour se livrer à un vilain vieux bossu qu’elle épousera, et il en sera plus fou que s’il l’avait tuée. » (1032)

— « Dame, dit la troisième, êtes-vous forcenée ? Vous perdez la raison. Ayez pitié de lui ; désormais nous ne vous aimerons plus, car votre méchanceté est trop démontrée. Sachez qu’après cet amour malheureux je lui donnerai la plus belle amie qui jamais soit née sur terre. Or faites à votre plaisir, moi je ferai à mon idée. » (1044)

Ainsi se tançaient les fées auprès de la fontaine, à cause des destinées de l’enfant, mais tout en se gourmandant, elles le regardaient avec amour, et le baisaient tendrement ; elles pensaient en elles-mêmes que leurs dons étaient de bien petite valeur et le regrettaient. (1057)

Après qu’elles furent longtemps restées là, la maîtresse dit :

— « Dames, il faut à présent que nous nous en allions ; que chacune se mette à accomplir le don qu’elle a octroyé, ce n’est pas à moi de commencer ; mais l’enfant s’apercevra bien, plus tard, pourquoi il est nommé le Nouveau Tristan : il aimera et ne sera point aimé, et il mendiera son premier amour. » (1065)

— « Dame, dit la troisième, ce qui lui manquera d’un côté, il le recouvrera de l’autre. Les dons que vous faites sont si grands, que rien n’y peuvent celles qui vous sont inférieures. Si donc vous avez bien fait, persévérez. Peut-être vous en repentirez-vous, car s’il vit longtemps il sera si vaillant que du sort que vous lui avez dévolu il ne se mettra guère en peine. Mais pour Dieu, s’il vous avient de rencontrer enfants quelque part, soyez moins altière, car plus dame est haute et puissante, plus elle doit être à tous compatissante, et celle qui ne fait ainsi reste en défaut. Pour cet enfant, il est si riant et si doux qu’il n’est cœur si fier qui ne soit attiré vers lui. » (1080)

— « Dame, dit la maîtresse, aurons-nous paix aujourd’hui ? Est-il temps de nous en aller, resterons-nous ici ? Sachez que si mes dons n’étaient faits, à cause de vos paroles encore aurait-il pis. Puisque vous le voulez, il sera parfait comme un dieu, mais en dépit de vous, je ne le verrai jamais. » (1090)

-« Dame, il n’en prendra guère souci, et bien supportera le faix. »

Quand les dames eurent dit tout ce qu’elles voulaient, la troisième enveloppa l’enfant dans ses langes de soie, lui passa au doigt un petit anneau d’or, puis le baisa quatre fois avec amour, le recommanda à Dieu et pleura tendrement en le laissant 13. (1110)

— « Dame, dit la maîtresse, il vous a enchantée, il y a entre vous deux grande amitié, et vous en ferez, je crois, votre privé. »

— « Dame, ne vous importe si je l’aime. S’il plaît à Dieu, il aura mieux que vous ne lui avez destiné. Retirons-nous, il est temps, car voici l’heure où le coq va bientôt chanter. »

Mais celle dont le cœur était énamouré du petit enfant tournait les yeux vers lui tant qu’elle le put voir, et soupira maintes fois en s’éloignant. (1122)

Les dames prirent ainsi congé de l’enfant, chacune lui ayant fait un don avantageux, sauf la maîtresse qui en fit un bien mauvais, dont par la suite il eut bien à souffrir ; elles le laissèrent au bord du ruisseau tout près de la fontaine, sous un beau châtaignier. (1130)

III

Les chevaliers ont vu les dames disparaître. Le coq va bientôt chanter, disent-ils, allons vite reprendre notre fils, car s’il survenait un lion, ce lion le pourrait étrangler. (1138)