Le monde ou Traité de la lumière, a été écrit par René Descartes en 1632 et 1633.

Au mois de novembre 1633, tandis qu’il était proche de l’achever, il apprit que Galilée venait d’être condamné pour son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde. L’année suivante, Isaac Beeckman lui en communiqua un exemplaire. Descartes mesura alors le risque qu’il encourait en publiant son Traité sur le monde, puisqu’aussi bien, à l’instar de Galilée, il y défendait la thèse de l’héliocentrisme. Dès lors, il renonça à le publier. Celui-ci ne le sera qu’en 1664, soit quatorze ans après sa mort...

Copyright © 2020 René Descartes (domaine public)

Édition : BoD – Books on Demand GmbH, 12/14 rond-point des Champs-

Élysées, 75008 Paris.

Impression : BoD - Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.

ISBN : 9782322246915

Dépôt légal : Septembre 2020

Tous droits réservés

***

Sommaire

Chapitre premier

DE LA DIFFÉRENCE QUI EST ENTRE NOS SENTIMENTS ET LES
CHOSES QUI LES PRODUISENT.

Me proposant de traiter ici de la lumière, la première chose dont je veux vous avertir est qu’il peut y avoir de la différence entre le sentiment que nous en avons, c’est-à-dire l’idée qui s’en forme en notre imagination par l’entremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nous ce sentiment, c’est-à-dire ce qui est dans la flamme pu dans le soleil qui s’appelle du nom de lumière : car, encore que chacun se persuade communément que les idées que nous avons en notre pensée sont entièrement semblables aux objets dont elles procèdent, je ne vois point toutefois de raison qui nous assure que cela soit ; mais je remarque au contraire plusieurs expériences qui nous en doivent faire douter.

Vous savez bien que les paroles n’ayant aucune ressemblance avec les choses qu’elles signifient, ne laissent pas de nous les faire concevoir, et souvent même sans que nous prenions garde au son des mots ni à leurs syllabes ; en sorte qu’il peut arriver qu’après avoir ouï un discours dont nous aurons fort bien compris le sens, nous ne pourrons pas dire en quelle langue il aura été prononcé. Or si des mots qui ne signifient rien que par l’institution des hommes, suffisent pour nous faire concevoir des choses avec lesquelles ils n’ont aucune ressemblance, pourquoi la nature ne pourra-t-elle pas aussi avoir établi certain signe qui nous fasse avoir le sentiment de la lumière, bien que ce signe n’ait rien en soi qui soit semblable à ce sentiment ? Et n’est-ce pas ainsi qu’elle a établi les rires et les larmes, pour nous faire lire la joie et la tristesse sur le visage des hommes ?

Mais vous direz peut-être que nos oreilles ne nous font véritablement sentir que le son des paroles, ni nos yeux que la contenance de celui qui rit ou qui pleure, et que c’est notre esprit qui, ayant retenu ce que signifient ces paroles et cette contenance, nous le représente en même temps. A cela je pourrais répondre que c’est notre esprit tout de même qui nous représente l’idée de la lumière toutes les fois que l’action qui la signifie touche notre œil ; mais, sans perdre de temps à disputer, j’aurai plus tôt fait d’apporter un autre exemple.

Pensez-vous, lors même que nous ne prenons pas garde à la signification des paroles, et que nous entendons seulement leur son, que l’idée de ce son qui se forme en notre pensée soit quelque chose de semblable à l’objet qui en est la cause ? Un homme ouvre la bouche, remue la langue, pousse son haleine ; je ne vois rien en toutes ces actions qui ne soit fort différent de l’idée du son qu’elles nous font imaginer. Et la plupart des philosophes assurent que le son n’est autre chose qu’un certain tremblement d’air qui vient frapper nos oreilles ; en sorte que si le sens de l’ouïe rapportait à notre pensée la vraie image de son objet, il faudrait, au lieu de nous faire concevoir le son, qu’il nous fit concevoir le mouvement des parties de l’air qui tremble pour lors contre nos oreilles. Mais, parce que tout le monde ne voudra peut-être pas croire ce que disent les philosophes, j’apporterai encore un autre exemple.

L’attouchement est celui de tous nos sens que l’on estime le moins trompeur et le plus assuré ; de sorte que si je vous montre que l’attouchement même nous fait concevoir plusieurs idées qui ne ressemblent en aucune façon aux objets qui les produisent, je ne pense pas que vous deviez trouver étrange si je dis que la vue peut faire le semblable. Or il n’y a personne qui ne sache que les idées du chatouillement et de la douleur qui se forment en notre pensée à l’occasion des corps de dehors qui nous touchent, n’ont aucune ressemblance avec eux. On passe doucement une plume sur les lèvres d’un enfant qui s’endort, et il sent qu’on le chatouille : pensez-vous que l’idée du chatouillement qu’il conçoit ressemble à quelque chose de ce qui est en cette plume ? Un gendarme revient d’une mêlée ; pendant la chaleur du combat, il aurait pu être blessé sans s’en apercevoir, mais maintenant qu’il commence à se refroidir il sent de la douleur, il croit être blessé ; on appelle un chirurgien, on ôte ses armes, on le visite, et on trouve enfin que ce qu’il sentait n’était autre chose qu’une boucle ou une courroie qui, s’étant engagée sous ses armes, le pressait et l’incommodait. Si son attouchement, en lui faisant sentir cette courroie, en eût imprimé l’image en sa pensée, il n’aurait pas eu besoin d’un chirurgien pour l’avertir de ce qu’il sentait.

Or je ne vois point de raison qui nous oblige à croire que ce qui est dans les objets d’où nous vient le sentiment de la lumière, soit plus semblable à ce sentiment que les actions d’une plume et d’une courroie le sont au chatouillement et à la douleur ; et toutefois je n’ai point apporté ces exemples pour vous faire croire absolument que cette lumière est autre dans les objets que dans nos yeux, mais seulement afin que vous en doutiez, et que, vous gardant d’être préoccupé du contraire, vous puissiez maintenant mieux examiner avec moi ce qui en est.

Chapitre II

EN QUOI CONSISTE LA LUMIÈRE ET LA CHALEUR DU FEU.

Je ne connais au monde que deux sortes de : corps ; dans lesquels la lumière se trouve, à savoir les astres, et la flamme ou le feu ; et parce que les astres sont sans doute plus éloignés de la connaissance des hommes que n’est le feu ou la flamme, je tâcherai premièrement d’expliquer ce que je remarque touchant la flamme.

Lorsqu’elle brûle du bois, ou quelque autre semblable ; matière, nous pouvons voir à l’œil qu’elle remue les petites parties de ce bois, et les sépare l’une de l’autre, transformant ainsi les plus subtiles en feu, en air et en fumée, et laissant les plus grossières pour les cendres. Qu’un autre donc imagine, s’il veut, en ce bois la forme du feu, la qualité de la chaleur et l’action qui le brûle, comme des choses toutes diverses, pour moi, qui crains de me tromper si j’y suppose quelque chose de plus que ce que je vois nécessairement y devoir être, je me contente d’y concevoir le mouvement de ses parties : car mettez-y du feu, mettez-y de la chaleur, et faites qu’il brûle tant qu’il vous plaira, si vous ne supposez point avec cela qu’il y ait aucune de ses parties qui se remue, ni qui se détache de ses voisines, je ne me saurais imaginer qu’il reçoive aucune altération ni changement ; et au contraire, ôtez-en le feu, ôtez-en la chaleur, empêchez qu’il ne brûle, pourvu seulement que vous m’accordiez qu’il y a quelque puissance qui remue violemment les plus subtiles de ses parties, et qui les sépare des plus grossières, je trouve que cela seul pourra faire en lui tous les mêmes changements qu’on expérimente quand il brûle.

Or, d’autant qu’il ne me semble pas possible de concevoir qu’un corps en puisse remuer un autre, si ce n’est en se remuant aussi soi-même, je conclus de ceci que le corps de la flamme qui agit contre le bois est composé de petites parties qui se remuent séparément l’une de l’autre d’un mouvement très prompt et très violent, et qui, se remuant en cette sorte, poussent et remuent avec soi les parties des corps qu’elles touchent, et qui ne leur font point trop de résistance. Je dis que ses parties se remuent séparément l’une de l’autre, car encore que souvent elles s’accordent et conspirent plusieurs ensemble pour faire un même effet, nous voyons toutefois que chacune d’elles agit en son particulier contre les corps qu’elles touchent. Je dis aussi que leur mouvement est très prompt et très violent ; car, étant si petites que la vue ne nous les saurait faire distinguer, elles n’auraient pas tant de force qu’elles ont pour agir contre les autres corps, si la promptitude de leur mouvement ne récompensait le défaut de leur grandeur.

Je n’ajoute point de quel côté chacune se remue ; car, si vous considérez que la puissance de se mouvoir, et celle qui détermine de quel côté le mouvement se doit faire, sont deux choses toutes diverses, et qui peuvent être l’une sans l’autre (ainsi que j’ai expliqué au discours second de la Dioptrique), vous jugerez aisément que chacune se remue en la façon qui lui est rendue moins difficile par la déposition des corps qui l’environnent, et que dans la même flamme il peut y avoir des, parties qui aillent en haut et d’autres en bas, tout droit et en rond, et de tous côtés, sans que cela change rien de sa nature ; en sorte que si vous les voyez tendre en haut presque toutes, il ne faut pas penser que ce soit pour autre raison, sinon parce que les autres corps qui les touchent se trouvent presque toujours disposés à leur faire plus de résistance de tous les autres côtés.

Mais, après avoir reconnu que les parties de la flamme se remuent en cette sorte, et qu’il suffit de concevoir ses mouvements pour comprendre comment elle a la puissance de consumer le bois et de brûler, examinons, je vous prie, si le même ne suffirait point aussi pour nous faire comprendre comment elle nous échauffe et comment elle nous éclaire : car, si cela se trouve, il ne sera pas nécessaire qu’il y ait en elle aucune autre qualité, et nous pourrons dire que c’est ce mouvement seul qui, selon les différents effets qu’il produit, s’appelle tantôt chaleur et tantôt lumière.

Or, pour ce qui est de la chaleur, le sentiment que nous en avons peut, ce me semble, être pris pour une espèce de douleur quand il est violent, et quelquefois pour une espèce de chatouillement quand il est modéré ; et comme nous avons déjà dit qu’il n’y a rien hors de notre pensée qui soit semblable aux idées que nous concevons du chatouillement et de la douleur, nous pouvons bien croire aussi qu’il n’y a rien qui soit semblable à celle que nous concevons de la chaleur, mais que tout ce qui peut remuer diversement les petites parties de nos mains, ou de quelque autre endroit de notre corps, peut exciter en nous ce sentiment : même plusieurs expériences favorisent cette opinion ; car en se frottant seulement les mains, on les échauffe, et tout autre corps peut aussi être échauffé sans être mis auprès du feu, pourvu seulement qu’il soit agité et ébranlé en telle sorte que plusieurs de ses petites parties se remuent et puissent remuer avec soi celles de nos mains.

Pour ce qui est de la lumière, on peut bien aussi concevoir que le même mouvement qui est dans la flamme suffît pour nous la faire sentir ; mais parce que c’est en ceci que consiste la principale partie de mon dessein, je veux tâcher de l’expliquer au long, et reprendre mon discours de plus haut.

Chapitre III

DE LA DURETÉ ET DE LA LIQUIDITÉ.

Je considère qu’il y a une infinité de divers mouvements qui durent perpétuellement dans le monde ; et après avoir remarqué les plus grands, qui font les jours, les mois et les années, je prends garde que les vapeurs de la terre ne cessent point de monter vers les nuées et d’en descendre, que l’air est toujours agité par les vents, que la mer n’est jamais en repos, que les fontaines et les rivières coulent sans cesse, que les plus fermes bâtiments tombent enfin en décadence, que les plantes et les animaux ne font que croître ou se corrompre ; bref, qu’il n’y a rien en aucun lieu qui ne se change : d’où je connais évidemment que ce n’est pas dans la flamme seule qu’il y a quantité de petites parties qui ne cessent point de se mouvoir ; mais qu’il y en a aussi dans tous les autres corps, encore que leurs actions ne soient pas si violentes, et qu’à cause de leur petitesse elles ne puissent être aperçues par aucun de nos sens.

Je ne m’arrête pas à chercher la cause de leurs mouvements ; car il me suffit de penser qu’elles ont commencé à se mouvoir aussitôt que le monde a commencé d’être ; et cela étant, je trouve par mes raisons qu’il est impossible que leurs mouvements cessent jamais, ni même qu’ils changent autrement que de sujet ; c’est-à-dire que la vertu ou la puissance de se mouvoir soi-même, qui se rencontre dans un corps, peut bien passer toute ou partie dans un autre, et ainsi n’être plus dans le premier, mais qu’elle ne peut pas n’être plus du tout dans le monde. Mes raisons, dis-je, me satisfont assez là-dessus, mais je n’ai pas encore occasion de vous les dire ; et cependant vous pouvez imaginer, si bon vous semble, ainsi que font la plupart des doctes, qu’il y a quelque premier mobile qui, roulant autour du monde avec une vitesse incompréhensible, est l’origine et la source de tous les autres mouvements qui s’y rencontrent.

Or, ensuite de cette considération, il y a moyen d’expliquer la cause de tous les changements qui arrivent dans le monde, et de toutes les variétés qui paraissent sur la terre ; mais je me contenterai ici de parler de celles qui servent à mon sujet.

La différence qui est entre les corps durs et ceux qui sont liquides, est la première que je désire que vous remarquiez ; et, pour cet effet, pensez que chaque corps peut être divisé en des parties extrêmement petites. Je ne veux point déterminer si leur nombre est infini ou non ; mais du moins il est certain qu’à l’égard de notre connaissance, il est indéfini, et que nous pouvons supposer qu’il y en a plusieurs millions dans le moindre petit grain de sable qui puisse être aperçu de nos yeux.

Et remarquez que si deux de ces petites parties s’entre-touchent sans être en action, pour s’éloigner l’une de l’autre, il est besoin de quelque force pour les séparer, si peu que ce puisse être ; car, étant une fois ainsi posées, elles ne s’aviseraient jamais d’elles-mêmes de se mettre autrement. Remarquez aussi qu’il faut deux fois autant de force pour en séparer deux que pour en séparer une, et mille fois autant pour en séparer mille ; de sorte que s’il en faut séparer plusieurs millions tout à la fois, comme il faut peut-être faire pour rompre un seul cheveu, ce n’est pas merveille s’il fout une force assez sensible.