Copyright © Jean-Philippe-René de La Bléterie, 2022
Edition : BoD – Books on Demand GmbH,
12/14 rond-point des Champs-Élysées, 75008 Paris
Impression : Books on Demand GmbH, Norderstedt, Allemagne.
ISBN : 9782322427376
Dépot légal : février 2022
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Professeurd’Éloquence au Collège Royal, et de l’Académie Royale des Inscriptions et Belle s-Lettres.
1776
ON a pu voir dans la vie de Julien, comment ce prince ayant passé le Tigre au dessus de Ctésiphon, par une extravagance que le succès même ne pourrait excuser, brûla sa flotte et ses provisions. Il voulut pénétrer dans le cœur de l’Assyrie ; mais au bout de quelques jours de marche, ne trouvant ni grains ni fourrages, parce que les Perses avaient fait partout le dégât, il fut contraint de se rapprocher du Tigre. Dans l’impossibilité de le repasser faute de bateaux, il prit pour modèle de sa retraite celle des Dix Mille, et résolut de gagner comme eux le pays des Carduques, appelé de son temps la Corduenne, nom qui se retrouve encore dans celui de Curdes et de Curdistan. La Corduenne alors soumise aux romains, est située au nord de l’Assyrie. Ainsi marchant de ce côté-là, Julien avait le Tigre à sa gauche, et remontait vers la source de ce fleuve.
Supérieur en toute rencontre aux lieutenants de Sapor, soit qu’ils l’attendissent de pied ferme, soit qu’ils se contentassent de l’insulter dans sa marche, il avançait toujours, lorsque le 25 de Juin 363, repoussant l’ennemi avec trop d’ardeur, il reçut une blessure, dont il mourut la nuit suivante.
A la mort de Julien, l’armée romaine se trouvait dans une étrange situation ; victorieuse, mais manquant de tout. La Corduenne son unique ressource, était encore éloignée. Pour arriver à cette province, il fallait traverser sans provisions, sous un ciel brûlant, un pays ruiné, essuyer sur cette route les attaques continuelles des perses, toujours à craindre, quoique vaincus, parce qu’ils étaient aussi prompts à se rallier qu’à prendre la fuite, et que d’ailleurs la mort de Julien allait relever les espérances du roi Sapor.
Il paraissait difficile de se passer de chef ; les moments étaient précieux. Ainsi le 27 de Juin, dès la pointe du jour, les officiers s’assemblèrent pour donner un successeur à Julien qui venait d’expirer. Les créatures de ce prince1 , et ceux qui restaient encore de l’ancienne cour2 , n’ayant ni les mêmes intérêts ni les mêmes vues, chacun désirait passionnément un empereur de sa faction : mais comme aucune des deux factions n’avait eu le temps de se concerter avec elle-même, tous les suffrages, sans en excepter un seul, se réunirent en faveur de Salluste, second préfet du prétoire d’Orient. Cet illustre païen, dont nous ne pouvons assez admirer et plaindre la vertu, acheva de justifier ce choix, par la constance avec laquelle il refusa de se charger d’un fardeau trop accablant, disait-il, et pour son âge et pour ses infirmités. Alors un officier subalterne3 voyant l’embarras où le refus persévérant de Salluste jetait l’assemblée, dit aux généraux : que feriez-vous si le prince, au lieu de marcher en personne, vous avait donné le commandement de l’armée ? Vous ne songeriez qu’à la tirer de ce mauvais pas. Faites comme s’il vivait encore : et quand nous aurons une fois gagné la Mésopotamie, de concert avec l’armée d’observation, nous choisirons un empereur dont l’élection ne puisse être contestée. Ç’eut été peut-être le meilleur parti : mais quelques-uns élevèrent tout d’un coup la voix en faveur de Jovien, et par leurs clameurs tumultueuses entraînèrent tous les autres, sans leur laisser le temps d’opiner.
FLAVIUS-CLAUDIUS-JOVIANUS, âgé d’environ 33 ans, était le premier des gardes de l’empereur4 . Il avait conduit le corps de Constance à la ville impériale ; et comme, suivant l’usage, assis dans le char funèbre, il reçut en quelque sorte les honneurs que l’on rendit à ce prince, on s’imagina depuis l’événement, que cette sanction honorable, mais passagère et lugubre, avoir été le pronostic et l’image de sa suture grandeur5 . L’illustration de sa famille ne remontait pas au-delà du comte Varronien son père, né dans le territoire de la ville de Singidon en Mésie, et vraisemblablement soldat de fortune, à qui son mérite avait fait donner le commandement des Joviens : on appelait de la sorte un corps de troupes formé par Dioclétien, qui, comme l’on sait, avait pris le surnom de Jovius. Ce fut peut-être par considération pour la troupe dont il était chef, que Varronien fit porté le nom de Jovien à un de ses enfants. Cet officier comblé de gloire et chargé d’années, jouissait encore dans la retraite de sa haute réputation. Quelques-uns même prétendent qu’elle faisait le principal mérite de son fils. Mais pour les réfuter, il suffit de dire, que Jovien, ayant déclaré qu’il aimait mieux quitter le service, que de renoncer à la religion chrétienne, Julien ne laissa pas de le retenir auprès de sa personne, et de l’emmener lorsqu’il partit pour sa malheureuse expédition. Julien se connaissait en talents. Un confesseur de la foi jugé digne par un monarque apostat et intolérant de conserver une place de confiance, n’était pas assurément un sujet ordinaire. Les païens même rendent justice à sa valeur, et s’ils parlent quelquefois de lui comme d’un prince timide, ce reproche tombe plutôt sur le politique que sur le guerrier.
Pour achever son portrait, sans copier les auteurs chrétiens, qui sembleraient peut-être ici moins croyables, je me tiendrai surtout au témoignage d’Ammien et d’Eutrope, païens l’un et l’autre, qui se trouvèrent à la guerre de Perse, et dont le premier servait dans les gardes comme Jovien. Aux sentiments d’une âme généreuse et bienfaisante, ce prince joignait des manières affables, un fonds de gaieté, qui le portait à plaisanter avec ceux qui l’approchaient ; assez d’application et d’activité, mais trop peu d’expérience. Il avait une connaissance des hommes qui promettait du discernement dans la distribution des emplois, quelque littérature6 , et beaucoup d’amour pour les gens de lettres ; un extrême attachement à sa religion, mais un grand respect pour les consciences qu’il croyait ne relever que de Dieu. Zélé sans amertume, et modéré sans indifférence, il fit procession d’orthodoxie ; mais il ne persécuta ni les hérétiques, ni même les païens. On dit que ces excellentes qualités étaient accompagnées de quelques défauts. Ammien l’accuse d’avoir aimé le vin et la table7 , et d’autres plaisirs encore plus indignes d’un chrétien. Les hommes ne sont que trop inconséquents, et leur croyance n’influe pas toujours assez sur les mœurs. Au reste, dit le même historien, le respect qu’il devait à sa pourpre aurait pu le corriger. Jovien était d’une taille fort au dessus de la commune, et gros a proportion, en sorte qu’on eut peine à trouvé un habit impérial qui lui convînt. Il avait les épaules voûtées, comme on le voit aussi sur ses médailles, l’air majestueux, mais la démarche pesante. La gaieté de son esprit éclatait sur son visage et dans ses yeux. On le compte parmi les bons princes. Peut-être tiendrait-il place entre les plus grands, s’il fût monté sur le trône dans des conjonctures moins funestes, et s’il eût régné plus longtemps.
L’armée ignorait encore, ce semble, la mort de Julien. Elle commençait à sortir du camp pour se mettre en marche, lorsqu’on vit paraître le nouvel empereur, qui revêtu des marques de sa dignité, parcourait les différents quartiers pour se montrer aux soldats. Le nom de Jovien retentissait de toutes parts : mais la ressemblance de ce nom avec celui de Julien causant de la méprise, quelquesuns criaient, Julien auguste. Bientôt leurs cris, parvenus de proche en proche jusqu’à l’avant-garde déjà fort éloignée du camp, sont répétés avec les plus vifs transports. On s’imagine que la blessure de Julien n’est pas dangereuse, et qu’il sort de sa tente selon la coutume, au milieu des acclamations. Mais à cette joie passagère succèdent incontinent l’affliction et les larmes, dès que la présence de Jovien annonce ce qui venait d’arriver.
Tel est le récit d’un témoin oculaire, païen à la vérité, mais auteur impartial, je veux dire Ammien Marcellin. Son témoignage ne permet pas de prendre à la lettre ce que Théodoret a écrit environ un demi-siècle après lui, de l’unanimité parfaite avec laquelle toute l’armée demanda Jovien pour empereur, tandis que les officiers étaient assemblés pour l’élection. Cependant rien n’oblige de rejeter ce qu’ajoute le même père. On plaça, dit-il, Jovien sur un tribunal dressé à la hâte : on lui donna les noms d’auguste et d’empereur. Alors ce prince dit aux soldats avec sa franchise ordinaire, qu’étant chrétien il ne pouvait commander à ces païens, et qu’il croyait voir la colère du Dieu vivant prête à fondre sur une armée d’idolâtres. Vous commanderez à des chrétiens, s’écrièrent tout d’une voix ceux qui l’entendirent : le règne de la superstition a trop peu dure, pour effacer de nos esprits et de nos cœurs les instructions du grand Constantin et de Constance son fils. L’impiété n’a pas eu le temps de prendre racine dans l’âme de ceux qui l’ont embrassée.
Il est aisé de concilier ce récit avec celui d’Ammien. D’un côté, la perte de Julien à dût pénétrer de douleur et les païens, et même quiconque peu sensible à l’avantage de la religion, s’occupait uniquement du bien de l’état : mais d’un autre côté, plusieurs n’avaient abandonné le christianisme qu’en apparence, et furent charmés de le revoir sur le trône. Non seulement ces faibles chrétiens, mais encore une foule de gens disposés, à changé de croyance comme de prince, parce qu’en effet ils ne croyaient rien, durent tenir le langage que Théodoret a mis dans la bouche des soldats. C’est ainsi qu’en moins de deux ans on vit tant de milliers d’hommes passer brusquement de la vérité à l’erreur, et de l’erreur à la vérité. Jovien crut leur retour sincère, ne faisant pas réflexion qu’ils avaient trompé Julien. En général, quelle idée devait-on avoir de cette multitude de conversions opérées à la voix, non d’un apôtre, mais d’un empereur ?
Pendant que Jovien recevoir les hommages de l’armée, un enseigne dont il avait sujet de se plaindre, craignit son ressentiment8 , et passa du côté des ennemis. Il trouva Sapor qui venait joindre ses troupes à la tête d’un renfort considérable. Ce transfuge admis à l’audience du grand roi, lui dit que Julien n’était plus, et que les valets de l’armée avaient mis tumultuairement à sa place un fantôme d’empereur, un simple garde du corps, homme sans vigueur, sans courage, sans capacité. A cette nouvelle imprévue, le monarque tressaillit de joie. La valeur de Julien, et la rapidité de ses conquêtes l’avaient tellement alarmé, qu’il ne prenait plus aucun soin de sa chevelure, et mangeait à terre comme dans les plus grandes calamités. Les perses, même après la mort de cet ennemi formidable se représentaient dans leurs peintures hiéroglyphiques, sous l’emblème de la foudre ou d’un lion qui vomissait des flammes : tant il leur avait imprimé de terreur. Sapor qui se voit au comble de ses vœux, dans le temps même qu’il se croyait à deux doigts de sa perte, se promet que les romains ne se tiendront plus devant lui, et détache un gros de cavalerie pour aller à toute bride tomber sur leur arrière-garde, avec les troupes qui avaient combattu le jour précédent.
Sapor ne douait pas que les romains ne fussent en marche : mais l’élection de Jovien avait suspendu leur départ ; et ce prince comptait différer jusqu’au lendemain. Les païens, car enfin tous n’étaient pas convertis, ayant offert des sacrifices d’action de grâces pour son avènement à l’empire, les aruspices trouvèrent dans les entrailles des victimes, que tout était perdu si l’on restait dans le camp, au lieu que l’on remporterait quelque avantage si l’on se mettait en chemin. Comme l’empereur savait ce que peut la superstition sur les courages, il ne balança pas à prendre le dernier parti. Les romains sortaient à peine des retranchements qu’ils se virent attaqués. Leur cavalerie est d’abord mise en désordre par les éléphants qui précèdent celle des perses ; mais les légionnaires soutiennent si vigoureusement le choc des escadrons ennemis, qu’ils les forcent de se retirer. Du côté des barbares, outre quelques éléphants, il demeura sur la place un assez grand nombre de soldats. Cependant les romains payèrent trop cher cet avantage, puisqu’il leur coûta trois de leurs plus braves officiers.
Après leur avoir rendu les derniers devoirs comme le temps et le lieu le permirent, on alla camper auprès d’un château nommé Sumere ; et le lendemain faute de mieux, on se retrancha dans un vallon fermé par des éminences qui ne laissaient qu’une issue. Du haut de ces collines couvertes d’arbres, les perses faisaient pleuvoir dans le camp une grêle de traits, qu’ils accompagnaient d’injures sanglantes, appelant les romains traîtres et meurtriers de leur empereur. Le fondement de ces reproches était les discours frivoles de quelques transfuges et les recherches que le grand roi fit inutilement pour trouver celui qui l’avait délivré de Julien. Sapor ayant offert une récompense proportionnée à l’importance du service, sans que personne se présentât pour la recevoir, il en conclut que Julien avait été tué par un de ses propres sujets ; comme s’il était impossible, ou qu’un trait lancé au hasard eût atteint ce prince téméraire, ou bien que le cavalier qui le blessa eût lui-même perdu la vie.
Il est vrai que Libanius a déployé toute sa rhétorique pour donner des couleurs à cette accusation. Ce sophiste veut absolument, que le coup fatal qui trancha les jours de Julien soit parti d’une main chrétienne, dirigée et mise en œuvre9 par le chef des chrétiens : c’est ainsi que Libanius désigne apparemment quelque évêque accrédité, qu’il fait auteur d’une conspiration tramée contre la vie de Julien. Il prétend qu’on se disait à l’oreille tout le détail de cette affreuse tragédie, et qu’il ne tenait qu’à l’autorité publique d’en approfondir et d’en constater les horreurs. Cependant Libanius ne débite que des conjectures faciles à renverser par d’autres conjectures aussi probables que les siennes : et quant au prétendu complot, le silence profond de tous les auteurs de la même religion est une preuve, ou qu’ils n’en ont point entendu parler, ou que du moins ils l’ont regardé comme une fable. Ces écrivains et Zosime lui-même disent en termes exprès, ou supposent visiblement, que Julien fut blessé par un soldat de Sapor. On connaît la malignité de Zosime. Tout le mal qu’il n’a pas dit des chrétiens, et que d’autres en ont dit, à bien l’air d’une calomnie.